C’est dans l’atelier de son père que Liquaä Al-Kholi, 21 ans, a appris à réparer des voitures. Chaque jour, des passants s’arrêtent pour l’observer, étonnés de voir une fille allongée au sol, sous une voiture. «
Voir une femme mécanicienne en Haute-Egypte a surpris tout le monde. Au début, les clients se méfiaient de moi, me regardaient avec des yeux de merlan frit ou ne voulaient pas que je répare leurs voitures, craignant que je ne sois pas à la hauteur de la tâche. Certains saisissaient même le tournevis pour vérifier si j’ai bien vissé un clou ou s’assurer que le moteur était bien placé », raconte Liqaä.
A Isna, sa ville natale située à 55 km au sud du gouvernorat de Louqsor, tous ceux qui l’accostent lui demandent si c’est bien elle, la mécanicienne. Avec fierté, Liqaä répond que oui, c’est bien elle la femme mécanicienne. Qu’une femme ose exercer un métier d’homme n’est pas du tout apprécié en Haute-Egypte.
A l’encontre des traditions
Beaucoup de personnes ont reproché à ses parents d’avoir enfreint les traditions. « Ce n’est pas normal de voir une jeune fille exercer le métier de mécanicien, il y a assez d’hommes pour le faire », lance Hussein, chauffeur de camion à Isna. Selon les coutumes des villages du Saïd, dès qu’une fille commence à prendre des formes, des restrictions lui sont imposées, comme sortir à des horaires fixes et surtout être accompagnée d’un homme de la famille : père, frère ou beau-frère. Pourtant, certaines familles de Haute-Egypte continuent à croire en les capacités des femmes à faire de nombreuses choses. « Je me souviens que mon père a appris à ma mère comment utiliser un fusil pour qu’elle puisse protéger la famille en son absence », relate Abdel-Chafi Sadeq, directeur de rédaction du magazine sportif d’Al-Ahram, natif d’Isna et qui encourage Liqaä depuis ses débuts.
Comme dit le dicton « C’est en forgeant que l’on devient forgeron », c’est en aidant son père, mécanicien, que Liqaä a fini par acquérir de bonnes notions en mécanique. Pour élargir ses connaissances, elle a ensuite suivi une formation dans un atelier de réparation de véhicules allemands et dans une entreprise dépendante du ministère de l’Industrie. « Je me suis rendu à Isna rien que pour voir cette jeune fille dont on parle beaucoup et qui exerce un travail d’homme, et de surcroît, en plein air. Pour avoir la possibilité de suivre de tels stages, il faut avoir des connaissances techniques et pratiques, et Liqaä a prouvé qu’elle était à la hauteur », dit Mohamad Salah, directeur du programme Herafi, lancé par le ministère de l’Industrie.
Ces stages ont permis à Liqaä non seulement d’acquérir plus d’expérience, mais aussi de s’entraîner à réparer des voitures qu’elle n’a jamais vues dans son village natal. Elle est capable de changer des bougies, une batterie ou des plaquettes de freins et sait à quoi sert un joint de culasse, un alternateur, une poulie, un vilebrequin, etc. « J’ai obtenu un diplôme d’enseignement technique alors que je rêvais de faire des études de mécanique. Malheureusement, à Isna, seuls les garçons peuvent y accéder », ajoute-t-elle.
Pour faire face à ce genre de discrimination, Liqaä a concilié études et travail et a finalement réussi à réaliser son rêve. Aujourd’hui, les voisines sont en admiration face au travail de Liqaä. Elles répètent souvent : « Liqaä a fait preuve de témérité. Elle a réussi à gagner la confiance de ses clients et travaille bien mieux que des centaines d’hommes ». La perfection et la ponctualité de Liqaä ont fait sa réputation. Son père, Moustapha Al-Kholi, mort il y a 6 mois, a toujours été fier de voir sa benjamine perpétuer son métier.
Débuts difficiles
« J’ai commencé à apprendre la mécanique à l’âge de 11 ans en donnant un coup de main à mon père. Je ne comprenais pas comment il réussissait à remettre en marche une voiture en panne. A mes yeux, c’était un magicien, et c’est ce qui m’a incité à apprendre les noms de toutes les pièces dissimulées sous le capot d’une voiture », raconte Liqaä. Mais, le fait de vivre dans une société conservatrice a poussé ses parents à prendre certaines dispositions pour protéger Liqaä de tout acte imprévisible. Par exemple, Liqaä n’est jamais seule dans l’atelier. Elle travaille toujours en compagnie de son père ou de sa mère. « Mon père, qui trie sa clientèle, me demandait toujours d’éviter les personnes capables de créer des problèmes », poursuit-elle. Son père ou sa mère intercédait lorsque des personnes aux attitudes suspectes ou malintentionnées se présentaient à l’atelier.
Liqaä raconte aussi ce qui s’est passé le jour où elle a voulu faire sa carte d’identité biométrique. Elle dit avoir mis 4 mois à persuader le fonctionnaire qu’elle était mécanicienne. L’employé ne voulait pas croire que les certificats qu’elle lui présentait étaient authentiques. Ce n’est qu’après le visionnage d’une vidéo la montrant en plein travail qu’il a fini par la croire.
Cette jeune fille intrépide et courageuse rêve aujourd’hui d’ouvrir un grand atelier. C’était le rêve de son père avant de mourir. « Je vais enfin pouvoir réaliser mon rêve, à savoir ouvrir un grand atelier où je pourrai former des femmes au métier de mécanicien, et ceci grâce au soutien du président de la République », explique-t-elle. Liqaä a déjà entamé les démarches nécessaires. Sur Facebook, Liqaä ne cesse de recevoir des encouragements, surtout de la part de jeunes filles qui aspirent à devenir ostas, à savoir des professionnelles de la mécanique comme elle. Sa détermination, sa persévérance et sa maturité d’esprit font d’elle une personne responsable et fiable. C’est d’ailleurs ce qu’a remarqué le président de la République lorsqu’il l’a rencontrée et a validé son projet d’atelier lors de la conférence de la jeunesse.
Enfin, Liqaä est même arrivée à concilier son métier avec sa féminité. Une fois son travail terminé, elle enlève son bleu de travail, se débarrasse des traces de cambouis, enfile un pantalon et une chemise, noue avec coquetterie son écharpe pour cacher ses cheveux, puis passe un peu de rouge sur ses lèvres. Liqaä est l'une des rares jeunes filles à être habillée de cette manière à Isna, où la majorité des femmes portent al-habra (une sorte de cape noire qui ressemble au tchador, même quand elles se rendent au travail). En Haute-Egypte, rencontrer des femmes exerçant un travail d’homme reste rare, même si celles-ci jouissent d’une grande autorité. Les hommes les appellent même gamaa (le groupe), pour rappeler qu’elles accomplissent des tâches importantes dans leur vie.
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