Les egyptiens sont drôles, a-t-on toujours dit. On leur vante leur capacité de tourner en dérision tout et n’importe quoi, au point de se moquer constamment d’eux-mêmes, le burlesque, le cynisme et la satire étant tout ce qui reste aux peuples confrontés à des difficultés quotidiennes face à l’indifférence de leurs dirigeants. Des blagues, on en fait tout le temps, et sur tous les domaines, en privilégiant bien sûr les sujets favoris de la satire : sexe et politique. Les blagues sur les hommes politiques, voire le président lui-même, ne manquent pas. Avec une différence notable entre l’avant-révolution et l’après-révolution. Si auparavant, ces plaisanteries se faisaient entre amis et famille et n’avaient que peu d’effet sur le pouvoir en place, aujourd’hui, elles sont devenues publiques.
Dès les premiers jours de la révolution, ce fut une explosion de l’humour politique. Les appels au départ de l’ancien président Hosni Moubarak sur la place Tahrir pendant les jours de révolte s’exprimaient par des chansons et des slogans comiques : « Pars signifie dégage, il ne comprend pas l’arabe, parlez-lui en hébreu », ainsi que par des pancartes humoristiques du genre : « Casse-toi, je suis jeune marié et je veux rentrer chez moi ».
Depuis la révolution en effet, l’humour politique atteint un public plus étendu. Qui plus est, il se donne un nouvel objectif qui va au-delà du rire en soi : influencer la politique et résister au pouvoir. Et quelque chose s’est transformé de façon radicale dans l’Egypte post-Moubarak, liberté de ton, inventivité artistique et politique, humour subversif, et ce, malgré des limites qui existent toujours contre les libertés. De nombreux programmes humoristiques diffusés à la télévision ou sur Internet ont vu le jour, à l’exemple d'Al-Bernameg (le programme, de Bassem Youssef), Qella mondassa (les intrus, de Mohamad Azab), Zalata show, ainsi que le célèbre personnage « Assahbi » dont les blagues foisonnent sur Facebook et le blog provocateur « gabhet el-tahyees el-chaabeyya » (le front populaire pour le sarcasme de l’activiste Nawara Negm). D’autres ont changé de peau et sont devenus plus audacieux comme Robea mechakel (un quartier mixte) et Adam show de l’acteur Ahmad Adam. Ces programmes évitaient soigneusement l’humour politique de crainte de représailles, alors qu’aujourd’hui, ils s’en nourrissent principalement.
Style controversé
Mais dans cette profusion d’émissions, l’une d’elles a fait parler plus que les autres. C’est Le Programme de Bassem Youssef. Une émission satirique qui pulvérise tous les records d’audience avec plus de 20 millions de téléspectateurs. Et ce, parce qu’il a créé un choc, d’abord en choisissant le président Mohamad Morsi, ou « Super Morsi » comme il se plaît à se moquer, pour cible favorite. Le président est en effet, selon l’humoriste, sa principale muse. « Je remercie le président car il me facilite la tâche et j’ai même pu me passer de la moitié de mon équipe, c’est lui qui me procure toute ma matière ! », ironise-t-il.
Qella mondassa, émission satirique qui se moque de toutes les personnes sauf le président.
Ensuite par son propre style de satire, un style pour le moins qu’on puisse dire controversé. Bassem Youssef se plaît en effet à mêler sexe et politique, à disséquer les moindres paroles ou gestes du président pour en faire sortir un sujet à moquerie, à mettre l’accent sur les contradictions entre les paroles et les actes de Morsi. Il recherche les limites de l’acceptable pour susciter le débat.
Avec quelques amis, il a d’abord lancé son émission sur Youtube, inspirée du Daily show, de l’Américain Jon Stewart. Entrelaçant astucieusement séquences d’actualité et commentaires ironiques dans une critique tant de la politique que des médias égyptiens.
Ces dernières semaines, Bassem Youssef est devenu le symbole de la persécution des journalistes suite à plusieurs procès intentés contre lui. Bassem est notamment accusé d’offense à l’islam pour s’être moqué du rituel de la prière, d’insulte envers le président Morsi pour avoir raillé son image à l’étranger, d’incitation au chaos et même de nuire aux relations égypto-pakistanaises.
Mais, bien plus que l’aspect juridique de cette affaire, Youssef a fait parler de lui parce qu’il a suscité un nouveau débat au sein de la société égyptienne sur les limites de la satire et de l’humour. « Peut-on rire de tout ? », c’est la question que l’on se pose aujourd’hui, aussi bien parmi les défenseurs que les détracteurs de Youssef.
Sexe et religion, sujets favoris
Certains diront que la satire a toujours été un moyen détourné de braver les interdits et de critiquer les puissants dans une relative impunité. De même, choquer est une partie intégrante de l’humour. Et, depuis toujours, la politique, le sexe et la religion ont été les sujets favoris de la satire. D’autres se défendront en disant que critiquer n’équivaut ni à manquer de respect ni à dénigrer, surtout quand il s’agit de personnalités publiques, notamment les symboles de l’Etat.
Le célèbre personnage Assahbi apparu sur Facebook après la révolution.
En fait, en Egypte, des lignes rouges ont de tout temps existé. Deux raisons expliquent cela : les limites à la liberté d’expression ajoutées à la peur des représailles des autorités, ainsi que les limites propres à la culture et à la tradition égyptiennes.
Voilà qui nous ramène à la question la plus controversée : où se trouve, selon les Egyptiens, la limite entre l’humour et l’insolence ? Dans l’Egypte post-révolutionnaire, il y a une véritable soif de démocratie et de liberté, mêlée à un sentiment général de déception liée à l’arrivée au pouvoir des islamistes, synonymes de répression. D’où l’engouement pour les émissions satiriques.
Or, malgré cet engouement, et malgré la soif de liberté, les Egyptiens ont du mal à accepter de briser certains tabous. Car l’humour est après tout un reflet de la société. Et la société égyptienne est encore bien conservatrice. Choquer, oui, mais avec une certaine mesure. Des insultes en direct, de la vulgarité, des allusions sexuelles directes, des plaisanteries sur la religion, autant de pilules qui ne passent pas. Ainsi, Souleimane Saleh, professeur à la faculté d’information de l’Université du Caire, pense que tout ceci « ne concorde pas avec la morale et l’éthique de la société égyptienne ». « L’insolence n’est pas la liberté, contrairement à ce qu’on peut prétendre », s’insurge-t-il.
Acquérir cette nouvelle culture
Justement, pourquoi critiquer le chef de l’Etat est-il immédiatement qualifié d’insolence, alors que ces mêmes railleries seraient acceptées si elles concernaient une autre personnalité publique ? Tout simplement, parce que les Egyptiens ont toujours sacralisé leur leader. « Le peuple a toujours attendu les discours du président pour s’en moquer, mais il trouve tout de même bizarre qu’un humoriste le ridiculise dans une émission télé à grand public. C’est avant tout une question d’habitude. Nous n’avons toujours pas cette culture », explique l’écrivain Mohamad Amin.
Mais peut-être serait-il temps d’acquérir cette nouvelle culture, de se débarrasser des vieux démons et de briser tous ces tabous, répondent les plus « révolutionnaires ».
« Accepter la satire, c’est accepter le plein exercice de la démocratie. Il ne devrait même pas y avoir de débat autour de la liberté d’expression et de création », estime l’écrivain Abdallah Abdessalam, qui affirme aussi que la polémique concernant Le Programme n’avait même pas lieu d’être. « La liberté d’expression n’est pas une exception, mais une règle non négociable », dit-il.
La dérision est-elle un rire salutaire ou un mal ravageur ? La question n’est pas encore tranchée. Loin de ce début philosophique, pour l’heure en Egypte, la satire n’est ni au-dessus des lois, ni au-dessus des conventions sociales.
Lien court: