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Quand le cirque souffre en silence

Chahinaz Gheith, Lundi, 02 janvier 2017

L’accident du dompteur, Islam Chahine, attaqué par un lion à Qariet Al-Assad, relance le débat sur les conditions de travail déplorables des artistes du Cirque national égyptien. Plongée dans cette institution artistique en mal de vivre.

Quand le cirque souffre en silence
L'artiste tient en équilibre, sur une épée, une série de verres. (Photo:Mohamad Abdou)

Un numéro de dressage de lions a viré au drame à Qariet Al-Assad, il y a un peu plus de trois semaines. Islam Chahine, dompteur de 25 ans, a été attaqué par l'un des fauves avec lequel il travaillait devant tout le public réuni. Le numéro touchant à sa fin, le dompteur s’est retourné pour saluer le public, lorsqu’un des lions s’est jeté sur lui et l’a saisi par la nuque, ce qui a terrorisé les enfants. Les assistants se sont précipités pour aider Islam qui a été immédiatement transporté à l’hôpital. Le dompteur, dans un état très critique, a finalement succombé à ses blessures. Selon le porte-parole du cirque, le comportement imprévisible et agressif de l’animal pourrait s’expliquer par le fait qu’il était en pleine période de rut. Or, cet accident n’est pas le premier du genre, puisqu’on décompte plusieurs autres cas graves ou mortels du même type. Bien que dans le cirque tout soit fait pour éviter les accidents, ils sont malheureusement fréquents et marquent les esprits. Tout le monde se souvient du célèbre dompteur Mohamad Al-Helw, mort en 1972 en plein spectacle. Malgré sa longue expérience, ce dompteur chevronné n’a pas réussi à maîtriser le lion, Sultan, qui lui a sauté au cou et l’a déchiqueté devant un public horrifiant et impuissant. En 1997, dans le Cirque national de Agouza, un lion surnommé Tareq a attaqué Ahmad Soliman, chargé de le nourrir. Avant que le jeune garçon de 16 ans n’ait eu le temps de pousser un cri, la bête l’avait dévoré, ne laissant de lui que ses vêtements déchirés. En 2004, Ibrahim Al-Helw a été attaqué par un lion et a succombé à ses blessures. Et en 2014, la même scène s’est à nouveau répétée. Alors que le célèbre dresseur Médhat Kouta était en train de présenter son numéro, il s’est fait attaquer par trois lions et a été grièvement blessé.

Des risques au quotidien et de nombreux accidents. Les artistes du cirque jouent avec l’humeur comme ils jouent avec la mort. Leurs présentations résument, à elles seules, la vie de personnes pas comme les autres : Jongler avec des bâtons de feu ou des cerceaux enflammés, marcher sur une corde suspendue dans les airs ou sur des échasses, voltiger autour d’un trapèze ou plonger la tête dans la gueule d’un lion, tout ça n’a rien d’anodin. Certains les trouvent remarquables et audacieux, tandis que d’autres les disent fous, inconscients ou suicidaires. Mais ce sont juste des passionnés, des artistes qui ont appris à vivre avec le danger et qui sont partagés entre l’amour de leur métier et la peur de perdre leur vie. Derrière les pitreries des clowns, l’élégance des funambules et le charisme des dompteurs se trouvent des hommes et des femmes qui, lorsque le rideau tombe et les lumières s’éteignent, se retournent à nouveau face à de lourds problèmes et à une grande précarité.

Pour l’amour du risque

Quand le cirque souffre en silence
La réalité derrière l’univers du cirque n’est pas toujours féerique et spectaculaire pour les artistes. (Photo:Mohamad Mossaad)

« Le monde est un cirque à ciel ouvert et nous ne sommes qu’un petit cirque à l’intérieur de celui-ci », cite, en riant, Ibrahim Abdel-Salam, magicien au Cirque national de Agouza. « Cela fait une vingtaine d’années que je travaille ici. Mon salaire ne dépasse pas les 600 L.E. Avec cette somme, je dois subvenir aux besoins de ma famille et acheter des vêtements et des outils pour mon travail », explique-t-il. Abdel-Salam, qui attend toujours après tant d’années d’être titularisé, rappelle que de nombreuses requêtes ont été envoyées au ministère de la Culture pour demander l’augmentation de leurs salaires. Des salaires qui ne correspondent pas à la difficulté du travail et aux risques que ces artistes prennent. Mais aucune réponse n’est jamais arrivée aux intéressés. « Nous ne méritons pas cette négligence de la part des autorités. Le ministère n’a d’yeux que pour l’Opéra et le milieu qui l’entoure. Le cirque est reconnu dans le monde entier, mais en Egypte, malgré la popularité du cirque et tous nos efforts, nous ne recevons aucune considération », se plaint Abdel-Salam. Un avis partagé par Karim Rached, funambule de 28 ans qui paraît encore plus pessimiste lorsqu’il évoque son avenir professionnel. Il parle du fil, fixé entre deux mâts à des mètres de hauteur et sur lequel il doit marcher, du balancier de bois ou de métal qui favorise les traversées à grande hauteur, du point de mire, du vent, de la solitude, de la peur et des 4 à 5 heures d’entraînement par jour qui le préparent à un numéro de 5 minutes. « Ce métier est un métier de passion, le cirque compte plus que tout pour nous. Malheureusement, l’Etat n’attache aucune importance aux artistes du cirque. Nous sommes mal payés. La plupart d’entre nous sont membres du syndicat des Artistes, mais les primes que nous recevons sont dérisoires. Nous ne bénéficions d’aucune assurance médicale, alors que nous sommes constamment exposés au danger. Seuls les dompteurs sont assurés (2 000 L.E.), en cas de décès ou d’incapacité de travail », explique-t-il.

Des conditions précaires

Quand le cirque souffre en silence
(Photo:Mohamad Mossaad)

L’augmentation des salaires n’est pas la seule revendication des artistes du cirque. Comme ils l’expliquent, les endroits servant à l’entraînement sont mal équipés et dépourvus de moyens de sécurité. « En dehors des spectacles, nous sommes obligés de couvrir le sol de plusieurs couches de tissus et d’éponge pour que les acrobates et trapézistes puissent s’entraîner sans risquer de mourir en cas de chute », explique Waël Al-Guéreissi, qui présente un numéro qui s'appelle « Le Cerceau argenté ». Il ajoute qu’ils ont réclamé à plusieurs reprises la présence permanente d’un médecin. Mais rien n’a été fait. « Le médecin ne vient que deux jours par semaine. Il n’y a pas d’ambulance non plus. Et les responsables font la sourde oreille. Plusieurs collègues ont été attaqués par des fauves durant le spectacle ou à l’entraînement, et nous n’avons pas réussi à les sauver, notamment du fait de la lenteur des secours. Une fois, un dompteur a été mordu par un lion et a perdu un pied. On a glissé le membre dans un sac et emmené le blessé en taxi à l’hôpital », s’indigne Al-Guéreissi, tout en ajoutant que le cirque a besoin d’être restructuré de l’intérieur et de l’extérieur. « L’aspect extérieur du cirque s’est beaucoup détérioré. Les chaises, le décor, les murs et même l’éclairage devraient être revus si nous voulons attirer plus de public », ajoute-t-il.

C’est l’heure de nourrir les lions. « Chaque lion doit manger environ 30 kg de viande par jour et ils ne mangent qu’une fois par jour », explique un gardien. Ce sont les instructions des dompteurs pour permettre aux bêtes d’avoir plus d’agilité au moment du show. « On veille à ce que les bêtes mangent suffisamment, car un lion qui a faim peut devenir dangereux. Raison pour laquelle tout dompteur doit s’assurer que ses bêtes ont fini leur repas », poursuit-il.

A quelques pas de là, Louisa Hakim, entourée de ses serpents, se sent à l’aise comme si elle se trouvait parmi les siens. Portant un serpent autour de son cou ou à sa bouche pour l’embrasser, elle ne laisse apparaître aucune expression de peur sur son visage. « Je suis habituée à faire mon show avec ces serpents d’Inde, car ils ne sont pas venimeux. Leur force se concentre dans leurs muscles qui sont extrêmement puissants. Ce reptile doit manger quinze pigeons vivants par mois, ce qui équivaut à un budget de 675 L.E. », souligne-t-elle. Louisa, qui travaille au Cirque national depuis une cinquantaine d’années, cherche à sauver les métiers dont l’avenir est menacé. Selon elle, les acrobates, les jongleurs, les dompteurs, les magiciens ou les funambules sont devenus des métiers rares. « Il n’y a pas de nouvelle génération pour prendre la relève, surtout depuis que l’école de cirque a fermé », s’exclame-t-elle. « Nous allons disparaître les uns après les autres. Il ne reste que quelques jeunes artistes qui ne sont que les enfants de nos collègues avec nous. Il est indispensable que l’école de cirque rouvre et que nous envoyions de jeunes artistes à l’étranger, comme c’était le cas autrefois, pour qu’ils apprennent, fassent leurs expériences, puis reviennent travailler ici », déclare-t-elle.

Un monde oublié

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La réalité derrière l’univers du cirque n’est pas toujours féerique et spectaculaire pour les artistes. (PHOTO:Mohamad Abdou)

Un ouvrage de Sayed Ismaïl, intitulé L’Histoire du théâtre égyptien, rappelle que les prémices du cirque égyptien ont commencé en 1869, mais c’est Hassan Al-Helw, originaire du gouvernorat de Daqahliya qui, en 1889, parviendra réellement à créer la première troupe de cirque du pays. Il s’agissait alors d’un cirque ambulant qui faisait le tour des mouleds (festivités religieuses). En 1960, le cirque a été nationalisé et rattaché au ministère de la Culture. Autre tournant dans la vie du cirque, le départ d’Ibrahim Al-Helw en Allemagne dans les années 1970, où il a préparé un doctorat sur les arts du cirque, et notamment l’art du domptage. De retour au pays, il reprend en main le Cirque national et transmet son savoir-faire à ses cousins. « Le gouvernement s’est alors intéressé au cirque. Il invitait des experts russes et envoyait les artistes égyptiens suivre des stages dans l’ex-Union Soviétique et en Chine. Au moment où le cirque russe était réputé par ses numéros d’acrobatie, les Egyptiens étaient considérés comme les rois du domptage », répète avec fierté Louisa Hakim. Et d’ajouter : « En 1978, une école de cirque a été créée et le Cirque national est devenu l’un des plus célèbres du monde. Mais l’école a été fermée suite à des négligences de la part des responsables. On essaie d’initier des enfants et des jeunes au cirque, mais on ne permet de les payer que 200 L.E. par mois, ce qui n’est bien sûr pas suffisant pour vivre ».

Quand le cirque souffre en silence
Le risque est inhérent au cirque.

Galal Osmane, directeur du Cirque national, reconnaît que les conditions de travail sous le chapiteau sont déplorables. « Depuis des années, le cirque souffre de coupes financières importantes. Ce domaine est parfaitement négligé par le ministère qui réduit les fonds des tournées internationales et les salaires des artistes. Certains ont dû quitter l’Egypte pour pouvoir travailler dans des conditions décentes et respectables et sont partis en Russie, en Turquie ou même en Chine », explique-t-il, tout en affirmant qu’une étude de la situation est en cours actuellement afin de trouver des solutions financières. « Je sais que le mot étude n’inspire pas confiance aux gens, mais depuis deux ans, j’essaie de mettre en place un plan de développement et en faisant participer des sponsors et des publicitaires. Le cirque a réussi à collecter 3 milliards de L.E. comme budget pour la dernière saison estivale. Mais la loi qui interdit le travail des mineurs est l’un des problèmes actuels majeurs. Le cirque est un cas exceptionnel, où des enfants en bas âge peuvent parfois participer à des numéros ou commencer à s’entraîner jeunes », conclut le directeur qui souhaite qu’un jour, le Cirque national retrouve sa gloire d’antan.

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