Son parcours scolaire a été des plus laborieux. Atteinte d’une hémiplégie, Menna, 17 ans, a commencé tôt son combat pour avoir accès à l’enseignement. Au cycle primaire, sa maman devait la porter comme un bébé, rester à ses côtés en classe pour l’aider à recopier ses leçons ou l’accompagner aux toilettes. « Aucune école en Egypte n’est équipée pour accueillir les enfants ayant un handicap physique. Ces derniers nécessitent un espace plus grand dans les salles de classe pour parquer leurs chaises roulantes ou se déplacer en béquilles. En outre, ils ne disposent pas de toilettes adaptées, celles des établissements scolaires étant trop petites. Imaginez donc les difficultés que rencontrent ces enfants pour faire leurs besoins », rapporte la maman de Menna. Plus tard, quand Menna a commencé à marcher en s’appuyant sur des béquilles tout en continuant à utiliser sa chaise roulante pour se rendre à l’école, ce fut également un calvaire pour elle. Elle devait traverser tous les dos d’ânes de son quartier à Saft Al-Laban, et monter tous les jours une trentaine de marches d’escalier, car sa salle de classe se trouvait au deuxième étage. « J’étais bien chanceuse car mes camarades m’aidaient à le faire. Pourtant parfois, c’était difficile. Un jour, un clou qui dépassait a accroché le pantalon de l’une de mes camarades et nous sommes tombées toutes les trois. Résultat : une fracture au pied qui m’a clouée au lit pendant quatre mois », raconte-t-elle. « Le problème est que les enfants présentant un handicap ne figurent pas sur la liste des priorités des responsables. Combien coûterait la construction d’une rampe d’accès ? Pas grand-chose, je pense. Et pourquoi ne pas placer les bureaux de l’administration au rez-de-chaussée ? De petits changements tout simples auraient un impact positif sur le quotidien de ces laissés-pour-compte en les aidant à se déplacer seuls », dit Menna, qui vient de passer le bac cette année.
Le cri de Menna reflète les souffrances des milliers d’enfants scolarisés souffrant d’un handicap. Selon les chiffres du ministère de l’Education, 63 000 enfants ayant un handicap sont inscrits dans les écoles égyptiennes. Un chiffre qui représente environ 2,8 % des enfants handicapés en âge de scolarisation (soit 2,25 millions d’enfants), d’après le recensement du Conseil national des affaires des citoyens ayant un handicap et le ministère de l’Education.
Pourtant, la nouvelle Constitution promulguée en 2014 constitue un point décisif pour les personnes ayant un handicap en Egypte. L’article 53 interdit toutes sortes de discrimination à l’égard des citoyens ayant un handicap, alors que l’article 81 stipule que l’Etat doit garantir tous les droits aux personnes ayant un handicap, y compris les nains, que ce soit du point de vue économique, social, culturel, sportif, éducatif, et même du point de vue des divertissements et des services publics, tout en leur créant un environnement qui réponde à leurs besoins. De même, la loi de l’enfant exige que les enfants souffrant d’un handicap aient droit à un enseignement équitable à celui des enfants normaux. Des textes qui ne sont pas toujours concrétisés sur le terrain.
Un fossé entre les lois et leur application

Les enfants qui sont en situation de handicap intellectuel doivent avoir un Quotient intellectuel d'au moins 64. (Photo : Amir Abdel-Zaher)
« Bien que la législation égyptienne ait beaucoup évolué en ce qui concerne les droits des personnes ayant un handicap, la réalité est tout autre. L’accessibilité aux services, l’intégration de ces personnes dans les écoles et leur inclusion dans la société sont loin d’être réalisables dans notre pays », pense l’activiste Ahmad Harara, ex-responsable du dossier des personnes souffrant d’un handicap à l’ONG L’Initiative égyptienne pour les droits privés. Harara, qui a perdu la vue lors de la révolution du 25 janvier, a également participé à la rédaction de la Constitution. Il ajoute : « L’Etat doit être plus équitable avec ses citoyens. Il doit garantir et veiller à ce que le quotidien de ces élèves soit plus aisé, afin de leur fournir les mêmes chances que les autres comme l’exige la loi. Il faudrait aussi que les établissements scolaires parviennent à saisir leurs différences et assurer leur participation dans le processus éducatif. Une chose quasiment inexistante ».
Une simple tournée dans les écoles le prouve. Il a fallu que Chourouq, mère de la petite Gowariya, fasse le tour d’une quarantaine d’établissements scolaires pour trouver enfin une place à sa fille non voyante. Elle a finalement été acceptée dans une école, simplement parce que le directeur, souffrant lui aussi du même handicap et préparant une thèse à ce sujet, a pris la responsabilité de l’accepter. Pourtant, ce n’est pas à l’école, mais dans une ONG, Ahalina, que Gowariya a appris à lire et à écrire selon la méthode de braille en arabe et en anglais. En 3e primaire, elle a même appris à utiliser les programmes sur ordinateur destinés aux non-voyants. Aujourd’hui, elle utilise sa machine à écrire braille (qu’elle a achetée à ses propres frais) connectée à son ordinateur portable, les écouteurs aux oreilles, elle arrive à suivre les cours. Et de la même façon, elle arrive à faire ses devoirs avec l’aide de ses parents qui lui rechargent tous les programmes sur son ordinateur. Or, la jeune Gowariya semble être beaucoup plus chanceuse que d’autres. Car la machine braille coûte plus de 20 000 L.E., sans compter le prix de l’ordinateur et les frais de scolarité de son école privée estimés à plus de 20 000 L.E. Une somme que ses parents ont dépensée pour lui donner la chance d’avoir accès à un enseignement adéquat et qui, malheureusement, n’est pas à la portée de tout le monde. « Bien que la nouvelle technologie ait eu un impact important sur la vie des non-voyants, la stratégie adoptée dans la plupart des écoles présente encore des carences. Les élèves non voyants assistent aux cours en se contentant d’écouter seulement. Une méthode qui a prouvé son échec, car ils ont du mal à tout retenir », affirme Chourouq. Et ce qui aggrave la situation dans les écoles est que le corps enseignant ou administratif n’a aucune idée des vrais besoins de ces enfants. « Le non-voyant est considéré comme une personne qui a toujours besoin d’aide. On a l’impression qu’il mène sa vie selon l’humeur et la volonté des autres. Un professeur le suit constamment en classe, un élève est chargé de lui écrire les compositions qu’il lui dicte, un autre lui montre son chemin, etc. alors qu’il peut être plus autonome si on lui apprend à le faire. Par exemple, on doit lui apprendre à s’orienter dans la cour d’école, lui montrer où se trouvent les toilettes, lui dire le nombre de marches d’un escalier pour atteindre sa classe et lui donner d’autres informations nécessaires au lieu de le considérer comme une charge. J’ai expliqué à ma fille qu’elle est un peu différente des autres, mais qu’elle peut développer des capacités sensorielles exceptionnelles pour compenser l’absence de vision. Elle tente alors de comprendre sa différence tout en mettant à profit ses compétences et capacités », explique Salwa, mère de Dana, jeune fille de 11 ans dont la vue est très faible depuis sa naissance.
Dr Héba Hagrass, députée au parlement et chargée du dossier des personnes ayant un handicap, estime que le plus grand piège dans lequel tombent les écoles est de mettre tous les élèves qui ont un handicap dans le même panier, alors que chaque cas a sa particularité. Un dilemme qu’elle tente de solutionner dans les nouvelles lois consacrées à cette tranche. « On a besoin de voir sur terrain une éducation d’inclusion qui accepte l’enfant souffrant d’un handicap sans réduire ses compétences et capacités, surtout que 90 % de ces derniers, selon les études de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), réussissent à s’intégrer dans les écoles à condition de leur fournir les possibilités et l’environnement pédagogique adéquat. Seuls 10 % d’entre eux qui souffrent d’un sévère handicap ou de plusieurs à la fois ont besoin d’une école spéciale », dit-elle.
Doaa Mabrouk, directrice de l’ONG Ahalina qui porte assistance aux aveugles, estime que les enfants non voyants ne peuvent pas atteindre leur potentiel maximum car on ne fait pas la distinction entre les malvoyants, qui représentent la plus grande majorité (soit 80 %) et les non-voyants.
Cette première catégorie pourrait facilement avancer dans les processus éducatifs, mais à condition de lui fournir des équipements modernes et un personnel qualifié. « Le problème en Egypte est que les équipements pour nous, les voyants, sont déjà trop vieux, et le personnel qui encadre les élèves n’est pas à la hauteur, car la formation qu’il a reçue est classique et ancienne. Il suffit de citer qu’un seul département à l’Université de Aïn-Chams offre des études spécialisées dans la formation des mal et non-voyants, ce qui ne répond guère aux évolutions survenues à travers le monde. Résultat : ce sont 2 500 enfants seulement sur un total d’un million d’enfants non-voyants qui sont scolarisés », assure Mabrouk, qui a préparé sa thèse de doctorat aux Etats-Unis, ayant comme sujet le handicap visuel.
Le handicap mental, une autre paire de manches

Moins de 2 % des enfants ayant un handicap ont accès à l'éducation. (Photo : Amir Abdel-Zaher)
Si l’enfant non voyant tâtonne pour trouver le chemin de l’école en Egypte, les enfants qui souffrent de déficience mentale doivent surmonter de plus gros défis. Ghada, la mère de Logina, 17 ans, a dû lutter pour que sa fille arrive au bac. Bien que l’école dans laquelle elle a scolarisé sa fille ait bien accueilli cette enfant atteinte de trisomie 21, elle assure qu’elle a eu beaucoup de problèmes avec les responsables de l’assurance médicale qui, selon elle, n’ont pas été du tout compréhensifs. Selon les règlements du ministère de l’Education, à chaque cycle éducatif, Logina doit passer un test QI et obtenir une note qui doit dépasser le chiffre 64. « Le problème est que les enfants passent ce contrôle dans une salle très encombrée et bruyante. Si l’enfant échoue, il est renvoyé. Et les spécialistes qui font passer ces tests ne sont pas toujours très sympas. Je n’oublierai jamais les commentaires lancés par l’un d’eux qui ne voyait pas la nécessité que ma fille poursuive ses études », explique Ghada, qui a obtenu une formation comme mère d’une enfant ayant un handicap intellectuel. Elle poursuit : « J’ai fait de gros efforts avec ma fille pour lui apprendre à lire et à écrire. Elle passait plus de 10 heures par jour à étudier. Je lui ai ramené une préceptrice après l’école pour revoir avec elle ce qu’elle avait appris en classe, une autre pour l’aider à faire ses devoirs, et tous les membres de la famille étaient mobilisés à tour de rôle pour lui faire répéter ses leçons à tel point qu’elle somnolait parfois en révisant. Et après tous ces efforts, le sort d’un enfant est entre les mains de quelques personnes qui ne croient guère aux compétences des personnes ayant un handicap », ajoute la maman.
Aujourd’hui, après un long et pénible périple, Logina est arrivée à la fin du cycle secondaire grâce à la volonté de fer de sa famille. « Le programme du bac pour les élèves souffrant d’un handicap intellectuel est difficile. Comment parvenir à étudier un livre de géographie de 300 pages ? Même si l’examen est plus simple, ils doivent tout de même travailler studieusement. Alors que ma fille est censée poursuivre des études de lettres, pourquoi insiste-t-on à lui apprendre le calcul différentiel jusqu’en deuxième secondaire ? Et lorsqu’on proteste, on nous répond que c’est le nouveau règlement », s’insurge Ghada.
Manque d’initiatives

La machine à système d'écriture braille n'est pas à la portée de tout le monde. Elle coûte 20 000 L.E. (Photo : Amir Abdel-Zaher)
Iglal Chénouda, membre du Conseil national des affaires des personnes ayant un handicap et directrice exécutive de l’ONG Caritas, assure qu’il faut utiliser des méthodes d’enseignement plus créatives en utilisant des moyens concrets et en relation directe avec l’expérience de cet enfant. « Il faut d’ailleurs ouvrir la porte à l’enseignement technique à ces élèves. Jusque-là, ils n’y ont pas accès pour des raisons concernant leur sécurité. Pourtant, il existe bien des domaines qui pourraient leur convenir. On a déjà des exemples de personnes ayant un handicap intellectuel et qui ont travaillé comme assistant dans une pharmacie ou bien dans les restaurants, surtout des diplômés du bac touristique », ajoute Chénouda, qui a proposé des initiatives dans les écoles en Haute-Egypte pour sensibiliser les enfants à admettre la différence de leurs camarades en classe souffrant d’un handicap.
Bien que les enfants malentendants aient plus de chance de s’intégrer dans les écoles, leurs expériences semblent tout aussi pénibles. « C’est difficile pour moi de me concentrer dans une classe bruyante où le nombre d’élèves dépasse la cinquantaine, alors que j’ai besoin de déployer de grands efforts pour suivre le cours », dit Mahmoud, étudiant en 6e, qui utilise des appareils auditifs. Sa mère, Howaïda, explique : « Le ministère de l’Education a installé dans certaines écoles des moyens techniques destinés à faciliter l’apprentissage aux enfants ayant un handicap, mais la plupart ne sont pas utilisés. De plus, et selon une décision du ministère, l’enseignant qui a un enfant ayant un handicap en classe a droit à une prime supplémentaire de 25 % sur son salaire de base. Mais le problème c’est la lenteur bureaucratique pour l’obtention de ces primes, ce qui n’encourage pas les profs à faire de leur mieux ». Encore une fois, d’après Tamer Anis, responsable de ce dossier au Conseil national des personnes ayant un handicap, il faut distinguer entre des élèves sourds et ceux souffrant de la faiblesse de l’ouïe. La première catégorie doit apprendre le langage des signes alors que la seconde arrive à suivre ses cours en lisant sur les lèvres. Cette distinction est très importante pour permettre leur évolution. Pourtant, les écoles les mettent tous dans le même panier et font appel à des interprètes de langage des signes ou de lecture sur les lèvres pour se faire comprendre par l’élève.
Cependant, ces enfants semblent être les plus chanceux, comme le pense Dr Omayma Loqma, experte à l’ONG Nidaa dans la réhabilitation des enfants sourds et ayant une faiblesse de l’ouïe. « Le quotidien de ces enfants n’est pas simple, mais il y a une note d’espoir : l’assurance médicale des écoles est prête à couvrir près de 90 000 L.E. des 120 000 que coûte une chirurgie visant à installer des implants cochléaires. Auparavant, elle n’assurait que 30 000 L.E. Ce qui permettra à de nombreux enfants de retrouver un certain niveau d’audition », conclut Loqma. Un espoir certes. Mais juste une goutte dans un océan.
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