Face au trafic saturé, tenir ses impératifs horaires tient souvent du miracle. Dans ces conditions, les deux-roues ne cessent de gagner du terrain, voire deviennent incontournables, et certains professionnels l’ont bien compris ! De plus en plus fréquents à Alexandrie, la moto-taxi, ou le scooter-taxi, surnommé « limo-bike », est un nouveau mode de transport permettant de s’affranchir du stress des embouteillages en garantissant les temps de trajets bien plus restreints. Chaque matin, Nadim, comptable, vit le même calvaire et maudit le temps perdu dans les embouteillages pour se rendre à son travail. Bloqué dans un bouchon dans un taxi, un jour, il repère sur le flanc d’une moto qui le dépassait, l’inscription « Cabi » suivie d’un numéro de téléphone. Il s’est laissé tester, et depuis, ce jeune homme ne quitte plus ce service rapide et pratique. « Avant, je passais une heure et quart dans les transports pour arriver à mon travail. Aujourd’hui, il me faut 30 mn. Non seulement les bouchons ne me dérangent pas maintenant, mais aussi je suis à l’heure, et le trajet me coûte moins cher qu’un taxi normal », lance Nadim.
Les motos-taxis sont de plus en plus en vogue à Alexandrie.
Même écho pour Moustapha, avocat. « Lorsque j’ai un rendez-vous au tribunal, il n’est pas question de le rater. Et là, le transport à deux roues est idéal. En plus, on vit cette intense sensation de liberté. Une liberté de pouvoir aller vite que les autres. Ou de pouvoir rouler tranquille, en balade, en prenant le temps d’admirer le paysage en plein air sans aucune barrière autour de soi, sans carrosserie, sans cette caisse de métal et de verre qui nous emprisonne. Bref, de ne pas rester bloqué comme ces automobilistes dans leur boîte à roues », témoigne-t-il.
En fait, tout a commencé l’an dernier lorsque Cabi, une société de transport, a décidé de devenir l’Uber des motos-taxis en proposant toute une flotte de scooters adaptés aux nouvelles technologies et faciles d’usage. Une expérience unique en son genre qui vise à répondre aux besoins des citoyens. Et ce, en présentant une solution efficace à la problématique de l’embouteillage à Alexandrie, mais aussi — pourquoi pas — à promouvoir le secteur touristique en permettant aux touristes de bénéficier d’une vue panoramique sur l’ensemble de la ville. Dorénavant, les clients peuvent très rapidement — et à moindre coût — faire leurs courses dans une ville très encombrée comme Alexandrie.
D’après l’Organisme national de la mobilisation et des statistiques (Capmas), les embouteillages coûtent à l’Etat environ 8 milliards de dollars par an. Selon une étude réalisée conjointement par le Centre japonais des études sur la circulation et le ministère égyptien du Transport, la vitesse moyenne des véhicules dans les rues sera réduite, en 2020, à 11 kilomètres par heure, ce qui implique que le moindre trajet dans la capitale nécessitera une heure de route et que les deux roues s’imposeront comme alternative.
« Le limo-bike assure un vrai confort. Sa faible consommation en carburants et sa pollution limitée font du scooter-taxi le véhicule le plus adapté aux déplacements urbains non seulement à Alexandrie, mais surtout au Caire », explique Mohamad Saad, PDG de la société, tout en ajoutant que l’initiative sera prochainement lancée au Caire. Saad explique aussi que le compteur ouvre à 10 L.E., puis une livre pour chaque km parcouru. Selon lui, les clients doivent réserver préalablement par téléphone ou via l’application pour smartphone, WhatsApp ou un centre d’appels en fournissant leurs points de ramassage. Mais la start-up développe sa propre application qui devrait être prête prochainement.
Alexandrie pionnière
Le scooter est devenu bien plus qu’un moyen de transport, c’est un style de vie.
L’activité est donc en croissance. Alors qu’au début, les demandes s’élevaient à une dizaine de clients par jour, aujourd’hui, le nombre dépasse la trentaine. Mais pourquoi le choix de la perle de la Méditerranée ? « Ce n’est pas seulement parce que c’est la deuxième plus grande ville d’Egypte souffrant d’embouteillage, mais aussi parce que, ces dernières années, le scooter est à la mode à Alexandrie. Probablement en raison du caractère urbain de cette ville, où les rues sont généralement étroites et où l’expansion urbaine est difficile.
De même, c’est à Alexandrie que l’on a vu les premières femmes au guidon, à l’exemple de Chaïmaa Ali, propriétaire de la première scooter-école et fondatrice du groupe « Let’s Scoot » sur Facebook. « Raison pour laquelle j’ai décidé de transformer la passion des jeunes pour la moto en un métier qui leur permet de bien gagner leur vie », dit Saad.
Mahmoud Al-Sayed, âgé de 27 ans et diplômé de la faculté de droit, a choisi de se reconvertir en chauffeur de moto-taxi. Pour lui, le scooter est une passion et en même temps un outil de travail. Il vit pleinement sa passion au quotidien en roulant et en prenant plaisir à préparer et modifier sa machine. « Il faut être passionné de moto pour parcourir des centaines de kilomètres par jour à deux roues par tous les temps. Je suis là pour amener les passagers à leur destination avec un maximum de sécurité, souplesse et sans à-coups. Ma passion me donne l’envie de tordre le cou aux idées reçues sur ce moyen de transport auprès de nos clients », confie-t-il.
Il est 10h du matin. Mahmoud se dirige à son travail situé au quartier de Smouha. Une fois arrivé au centre d’appel, il reçoit les commandes puis commence à enregistrer tous les détails, à savoir le nom, le numéro de téléphone et l’adresse du client. Et avant de partir sur les routes, Mahmoud fait un check-up complet de sa moto. Chose indispensable, puisque pneus, freins, moteur et éclairage sont les principaux points de vigilance du conducteur. Il actionne le démarreur de sa moto, passe un coup de chiffon sur la selle. Il n’oublie pas de faire briller les deux rétroviseurs. Puis il passe au minimum trois à cinq minutes à s’équiper correctement avant de rouler tout en mettant son casque, son blouson protecteur, ses gants et ses chaussures spéciaux. Il commence à se faufiler rapidement sur la corniche au milieu des files des voitures. Et en quelques minutes, il se trouve devant le client qui, avant de s’installer confortablement sur le siège arrière, doit mettre un casque. En fait, Mahmoud effectue environ quatre à cinq courses par jour. Des journées bien remplies donc, mais l’amplitude horaire n’entame pas son plaisir. Les bouchons ? « C’est un plaisir de se faufiler entre les voitures. La vitesse ne me séduit pas, mais ce que j’ aime, c’est le côté technique de la conduite, la façon de prendre les virages et la sensation de liberté que je ressens. Autrement dit, rouler à moto, c’est vivre libre, exercer ma liberté de mouvement, de déplacement dans un monde de plus en plus formaté », explique-t-il, tout en affirmant qu’avant d’être embauché, il a dû passer des tests de conduite. Et d’ajouter : « Il s’agit de s’assurer que le chauffeur donne confiance au passager, maîtrise rapidement le véhicule, se comporte prudemment face aux pièges de la circulation et sache reconnaître rapidement un itinéraire ». Une nécessité face à la méfiance des usagers étant donné que le scooter est catalogué comme dangereux à cause de ses divers accidents. « La sécurité est surtout un frein pour le premier usage. Après leur premier trajet, les passagers n’ont plus peur. Mon rôle consiste à les rassurer et à s’adapter à eux », lance Mahmoud, qui voit que le limo-bike répond ponctuellement aux besoins des jeunes, des étudiants ou tout simplement des personnes très ponctuelles.
Quatre femmes
Aujourd’hui, voir une femme conduire un scooter ne choque plus.
Les conducteurs sont triés sur le volet. Ils revendiquent au moins cinq ans de permis. Dans certains cas, les clients sont sondés par la compagnie pour évaluer les conducteurs. Plusieurs clients réguliers souhaitent d’ailleurs conserver le même chauffeur lors de leurs déplacements. Aussi, dans un pays où le harcèlement sexuel est monnaie courante, les responsables de la société de transport n’ont pas hésité à intégrer les femmes dans cette profession : parmi la vingtaine de chauffeurs en exercice, quatre sont des femmes. Sahar Khamis, 25 ans, travaille depuis six mois pour Cabi. Elle confie avoir hésité longtemps avant de conduire un engin à deux roues. Peur d’entrer dans un monde associé aux hommes ? Peur des préjugés ? Peut-être. « On hésite toujours face à l’inconnu », constate cette Alexandrine qui a appris seule à piloter.
Ce moyen de transport est susceptible de se généraliser dans les années à venir.
Lasse de se retrouver coincée ou harcelée dans les transports en commun souvent bondés, elle décide d’apprendre la conduite du deux roues. Dans son quartier, c’est la première femme à avoir franchi le pas. « Rares sont les femmes qui osent le faire. Les hommes me regardent bizarrement, mais heureusement, ils ne font aucun commentaire déplacé. Pour moi, le scooter n’est pas seulement une activité que je pratique ou bien un mode de transport, mais il fait partie de ce que je suis réellement », dit Sahar dont le métier la ravit, car elle allie sa passion pour la moto et son sens inné de la relation clientèle. Pourtant, l’air apeuré de certaines clientes aurait pu la faire déchanter. « C’est vous qui conduisez cette grosse moto ? Mais vous avez un permis ? », lui lance-t-on de temps en temps.
Un nouveau job est donc né, et qui a été apprécié par la clientèle féminine. Mona, manager en marketing dans une entreprise high-tech, a fait son premier voyage en deux-roues la semaine dernière pour retourner chez elle. Le trajet lui a coûté 25 L.E. alors qu’elle payait souvent au taxi normal une cinquantaine de L.E. afin d’aller de Maamoura à Smouha. En plus, elle s’est sentie plus à l’aise et surtout en sécurité d’être transportée par une femme.
Quelle clientèle ?
Pour la sociologue Nadia Radwan, le succès du limo-bike ne se dément pas. « Il trace sa route en milieu urbain et ne cesse de gagner en fiabilité et en notoriété aux yeux des usagers. Et s’il est aujourd’hui pour du just in time, demain, ce sera un moyen de transport essentiel », souligne-t-elle, tout en ajoutant que le scooter est devenu bien plus qu’un moyen de transport, c’est un style de vie. Selon elle, depuis l’apparition de la moto au début des années 1900, les principaux clients de ce moyen de transport ont toujours été des hommes. Toutefois, récemment, les femmes commencent à apprécier les deux-roues, et pas seulement en tant que passagères. Elles franchissent maintenant une nouvelle étape, celle de piloter elles-mêmes ces engins comme preuve de leur émancipation. Le goût de l’aventure et de la liberté, l’autonomie et la modernité sont des facteurs qui auraient contribué à l’engouement des femmes pour le scooter. « La femme égyptienne continue de relever les défis qui s’imposent à elle. Elle lutte chaque jour pour obtenir la place qu’elle mérite dans la société en franchissant les obstacles et brisant les tabous. Pour elle, conduire un scooter va de pair avec une certaine façon de vivre, de penser et d’agir. Et ce sont ces femmes, un peu particulières, un peu hors norme, qui choisissent de s’affirmer ainsi, en refusant de se laisser conduire, en prenant les choses en main, à leur façon toute aussi singulière », explique-t-elle.
Or, si certains apprécient le limo-bike, d’autres se montrent plus méfiants et refusent ce transport à cause des accidents fréquents en Egypte. « Un accident de moto en Egypte n’est pas une mince affaire, on risque des séquelles à vie, on risque tout simplement de mourir », affirme Yasser Moustapha, médecin. Il s’appuie sur l’étude de l’Organisation arabe pour la sécurité routière qui assure que l’Egypte occupe la première place parmi les pays arabes en matière de nombre de décès dans des accidents routiers. En outre, les routes ne disposent pas en Egypte de voie spéciale aux deux-roues, ce qui augmente le danger et suscite la peur de certains usagers qui hésitent encore à opter pour les scooters-taxis. En effet, ce moyen de transport a sa propre clientèle bien particulière.
Quant à Massoud, chauffeur d’un taxi traditionnel, il est mécontent, voire inquiet, de voir le limo-bike imposé comme une alternative crédible au taxi. « La situation est devenue insupportable. Déjà, le service des taxis souffre de plusieurs problèmes liés aux chauffeurs et aux véhicules. Il ne suffit pas qu'Uber et Careem ont retiré une partie de nos clientèles pour que ce limo-bike arrive et continue à nous faire la misère », conclut-il .
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