« Du sirop contre la toux coupé avec du liquide de refroidissement des moteurs est à l’origine de centaines de décès. Des médicaments contre le sida, le diabète et la tuberculose sans molécules actives … Des pilules provenant d’Asie, notamment d’Inde, qui ont des effets néfastes sur la santé », nous confie, scandalisé, le colonel Abdel-Rahmane Abou-Deif, de la police de l’approvisionnement.
La scène se déroule dans un atelier clandestin situé à Zeitoun, un quartier populaire du Caire. Le local clandestin fait l’objet d’une descente de police. A l’intérieur, des centaines de cartons s’entassent, remplis de cachets toxiques. Dans un coin qui sert d’aire de stockage, des boîtes de médicaments sont empilées contre le mur. Un peu plus loin, se dressent des machines à fabriquer des médicaments.
Une quarantaine de personnes y travaillent. Elles produisent des médicaments contrefaits en utilisant des bouteilles et des capsules achetées dans les commerces des alentours. « En vendant ce genre de médicaments, nous répondons à une forte demande. Nous les fabriquons de façon à paraître identiques aux produits authentiques », dit sans vergogne Zein Al-Abedine, tout en expliquant la méthode de fabrication.
Cet atelier existe depuis 2007. A l’époque, quatre personnes se sont associées pour l’ouvrir. Natifs des gouvernortas de Charqiya et de Ménoufiya (nord), ces jeunes ont échoué dans leurs études universitaires. Deux ont redoublé plusieurs fois durant leurs études à la faculté de pharmacie, et les deux autres ont été exclus de l’Institut de secrétariat en 2e année. Face à cet échec, ils ont décidé de se lancer dans la fabrication de médicaments contrefaits. Un marché qui semble apparemment rentable pour eux. Au départ, ils ont recruté 7 personnes puis le nombre a augmenté pour atteindre 40. Leur choix était axé sur des personnes âgées, handicapées, au chômage ou en situation financière difficile.
« La contrefaçon des médicaments provoque une grosse perte aux 1 500 sociétés privées de fabrication de médicaments en Egypte, en plus des 9 entreprises gouvernementales. Les pertes annuelles sont estimées entre 1 milliard et demi et 3 milliards de livres égyptiennes (200 millions de dollars). A signaler que le marché des médicaments en Egypte rapporte 30 milliards de livres égyptiennes », note le président du syndicat des Pharmaciens, Dr Mohieddine Ebeid.
Pas de limites
L’appât du gain facile n’a pas de limites. Au cours des quatre derniers mois, ces faussaires ont fait des profits estimés à 6 millions de livres égyptiennes, extirpant ainsi le chiffre d’affaires des sociétés de fabrication de médicaments et des pharmacies. Le stock en produits médicaux et pharmaceutiques dans cette fabrique est estimé entre 5 et 7 millions de livres égyptiennes. Et si ces personnes véreuses parviennent à écouler leurs marchandises, elles gagneraient le double. « Ces scélérats savent bien qu’ils mettent en danger la vie des gens », affirme le colonel Abdel-Rahmane Abou-Deif, de la police de l’approvisionnement.
L’atelier se trouve au rez-de-chaussée d’un immeuble. « Après les avoir fabriqués, nous collons sur les boîtes des étiquettes identiques à celles des firmes étrangères : France, Etats-Unis, Angleterre … tout en y portant le prix qui est généralement bas pour attirer le citoyen modeste », dit sans scrupule Mohamad, l’un des associés dans cet atelier.
Le lieu ressemble à un dépotoir d’où se dégage une odeur qui empeste l’air. Les agents de police et l’équipe chargée de la réglementation des médicaments et de la surveillance des produits pharmaceutiques se bouchent le nez. L’endroit est sombre, les murs et les plafonds sont grisâtres.
Des araignées et des cafards se promènent partout. On a du mal à croire que des médicaments sont fabriqués dans d’aussi mauvaises conditions, sans aucune hygiène et par du personnel non qualifié.
« En général, les médicaments contrefaits ne traitent pas correctement la maladie à laquelle ils sont destinés. Le grave préjudice, pour les malades, peut être causé soit par une action excessive du principal ingrédient actif, soit par un dosage insuffisant de l’ingrédient actif, soit par la toxicité des ingrédients qui ne devraient pas être présents dans le médicament. En consommant ce type de médicaments, les personnes peuvent croire être pro tégées contre une maladie ou un problème de santé indésirable alors qu’elles ne le sont pas », explique Dr Madiha Ahmad, directrice de la surveillance pharmaceutique auprès de l’Administration centrale des affaires pharmaceutiques, dépendant du ministère de la Santé.
Ces criminels profitent de la misère des gens pour faire fortune. « Je suis obligé d’acheter les médicaments que l’on vend sur le trottoir car mon assurance médicale ne couvre que 30 % seulement de mes besoins en médicaments. Le reste, je l’achète à mon compte », dit Am Abdel-Samad, ouvrier qui a l’habitude d’acheter ce genre de médicaments. Cet homme analphabète apprend pour la première fois qu’il s’agit là de médicaments contrefaits.
Pour faire face à ce phénomène dramatique, la coordination et la coopération de nombreuses entités sont nécessaires.
La contrefaçon de médicaments menace les progrès effectués en matière de santé en Egypte, mais aussi les populations du monde entier. Selon Dr Marthe Everard, coordinatrice en matière de médecine et de santé technologique auprès de l’OMS, « 46 % des médicaments contrefaits sont en circulation en Afrique, 22 % en Europe, 18 % aux Etats- Unis, 5 % dans les pays du Moyen-Orient, et près de 50 % sont vendus sur Internet. Les faux médicaments ne sont pas seulement inefficaces, mais le plus souvent dangereux … Cela tue près de 800 000 personnes par an. Ce phénomène prospère sans problème dans les pays sous-développés et les pays industrialisés n’en sont pas épargnés ».
Nombre de décès inconnu
Le nombre exact de décès imputables aux médicaments contrefaits n’est pas connu en Egypte. Ce sont les populations les plus démunies qui sont les plus touchées par ce phénomène, car attirées par les bas prix. Les dépenses en médicaments absorbent une part importante des revenus d’une personne ou d’une famille. « Beaucoup de gens pauvres vont chercher à se procurer des médicaments à moindre coût, que l’on trouve souvent dans des points de vente non réglementés, où la probabilité de la présence de produits contrefaits est plus forte : quartiers populaires, bidonvilles, trottoirs ou supermarchés. On en trouve même dans certaines pharmacies ayant plusieurs antennes », confie le président du syndicat des Pharmaciens, Dr Mohieddine Ebeid.
L’offre de médicaments à des prix attractifs permet de maintenir un flux régulier de clients. Or, les victimes ce sont malheureusement les malades. On raconte qu’un enfant a failli perdre la vie lors d’une intervention chirurgicale, car l’injection, qui devait réanimer son coeur, ne contenait pas de l’adrénaline mais de l’eau. Autres exemples : Une femme habitant un bidonville a perdu l’usage de ses membres inférieurs après avoir pris un faux médicament contre la migraine. Un homme de 52 ans est devenu paralysé après avoir consommé un médicament contrefait ...
L’ampleur des profits et la légèreté des sanctions encouragent ces criminels à continuer leurs activités. Ainsi, dans cet atelier, les autorités ont saisi tous les médicaments contrefaits. Les quatre associés ont seulement été condamnés à payer une amende de 50 000 L.E. (5 500 dollars), une somme qui représente 10 % seulement de leurs gains. Deux semaines plus tard, l’atelier avait repris ses activités comme si rien ne s’était passé.
Experts et professionnels du domaine pharmaceutique jugent que les articles de cette loi, qui date des années 1950, ne sont pas assez sévères. « Nous avons besoin de modifier la loi 127/1955 concernant les médicaments contrefaits », souhaite le colonel Abdel-Rahmane Abou-Deif.
Dr Mohieddine Ebeid partage cet avis. « Des peines plus lourdes pourraient dissuader ces criminels de cesser leurs activités », déclare-t-il, en affirmant que ce projet de modification attend l’approbation du parlement. « Au début de l’année, l'Administration centrale des affaires pharmaceutiques dépendant du ministère de la Santé a mis en application un nouveau système permettant de faire un suivi sur toutes les boîtes de médicaments (moment de fabrication, date de production, date d’expiration) en passant par la pharmacie jusqu’au malade, dont on doit mentionner le nom et la maladie dont il souffre », explique Dr Yassine Ragaï, président du bureau technique de l’Administration centrale des affaires pharmaceutiques dépendant du ministère de la Santé. Il ajoute qu’il est nécessaire de créer un organisme médical chargé de contrôler les pharmacies et les entreprises pharmaceutiques. Il sera aussi chargé d’analyser les substances qui entrent dans la composition des médicaments.
Intenses efforts contre cette criminalité
Les médicaments contrefaits peuvent être sous-dosés ou surdosés en principe actif.
Les autorités égyptiennes se démènent pour mettre fin à la criminalité de la production de faux médicaments. Selon l’Organisme de protection du consommateur, au cours des derniers mois, les autorités ont réussi à saisir en Egypte un million de boîtes de médicaments pour une valeur de 375 millions de livres égyptiennes (4 105 millions de dollars). « Interpol a saisi près de 200 kg de médicaments contrefaits lors d’une opération menée simultanément entre l’Egypte et la Chine, en ciblant les sites Internet de vente de produits pharmaceutiques », indique aussi Atef Yaacoub, président de l’Organisme de protection du consommateur. Il ajoute qu’en 2015, une grande entreprise a été traduite en justice pour avoir vendu des machines de fabrication de médicaments sans l’autorisation du ministère de la Santé. « Cela est illégal, car ces machines peuvent être utilisées dans des ateliers clandestins du pays », ajoute Yaacoub. Mais 75 % de ces faux médicaments en Egypte sont importés de Chine. Selon des experts, l’industrie mondiale des médicaments contrefaits génère un profit de 90 milliards de dollars et provoque la mort d’un million de personnes par an. Elle contribue aussi à une augmentation de la résistance des patients aux médicaments.
Production, distribution et vente surveillées de près
« Quelque 452 ateliers opèrent sans l’autorisation du ministère de la Santé. Nous avons reçu 12 500 rapports concernant des médicaments falsifiés et des équipements médicaux non conformes provenant de divers pharmacies, hôpitaux et unités sanitaires. Nous avons recensé 369 procès concernant 70 000 pharmacies », explique Dr Hend Al-Husseini, vicedirectrice du Centre égyptien pour la vigilance médicale, dépendant du ministère de la Santé. Ces chiffres vont de 2012 à 2016. La mission du centre est de surveiller les différentes étapes de production des médicaments, jusqu’à la distribution et la vente. Le centre compte trois antennes : Madinet Nasr au Caire, Alexandrie et Sohag en Haute-Egypte. Le rôle de ces antennes est de réceptionner les rapports concernant les médicaments falsifiés provenant des hôpitaux, des pharmacies, des unités sanitaires et des patients qui habitent dans les différents gouvernorats de l’Egypte.
Face à ces contrefaçons, le centre a mis en place un protocole. Ainsi, les autorités et les employés du centre distribuent des cartes de différentes couleurs à tous les organismes médicaux et pharmaceutiques pour recenser, par catégorie, les anomalies rencontrées. Chaque patient a sa propre carte sur laquelle le corps médical doit mentionner son nom, son domicile, le gouvernorat et la maladie dont il souffre. La carte jaune sert à noter les effets secondaires de chaque médicament après consommation : vomissement, état de choc, maladie menaçant sa vie ou décès. La carte rose sert à décrire les effets nocifs des instruments médicaux sur le patient : scanner, analyse, radio. La carte bleue informe le centre de la présence de produits désinfectants ou antiseptiques ayant eu des effets négatifs sur le patient lors de leur inhalation : vomissement, migraine … Quant à la carte blanche, elle sert à noter la mauvaise qualité des différents médicaments : boîtes, cartons, pilules, date de fabrication et d’expiration. « Notre travail est laborieux, mais nous sommes certains qu’il portera ses fruits », conclut le Dr Hend Al-Husseini.
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