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Femmes : Le sacré chemin des Saïdies

Chahinaz Gheith, Lundi, 14 mars 2016

Les traditions en Haute-Egypte sont tenaces et entravent les efforts d'émancipation de la femme saïdie. Focus sur un statut féminin bien spécifique qui parvient toutefois à défier la société égyptienne.

Femmes : Le sacré chemin des Saïdies
(Photo : Al-Ahram)

« On ne touche pas à la femme saïdie. C’est une ligne rouge. Une femme saïdie vaut 100 hommes. Que justice soit faite ! », s’indigne le Dr Hanan Al-Halabi, présidente du mouvement féminin en Haute-Egypte. Et d’ajouter : « Cela fait honte d’entendre, au XXIe siècle, ces humiliations à l’égard de la femme saïdie, et ce, dans une société intransigeante où l’honneur passe avant tout !! Combien de fausses croyances ainsi que de pratiques indignes infligées contre le Saïd n’ont pas encore disparu de nos jours ? ».

Ces vives réactions de colère et d’indignation égyptienne viennent suite aux propos de Taymour Al-Sobki, réalisateur de cinéma et administrateur d’une page Facebook intitulée « Journal d’un époux malheureux », comptant plus d’un million d’abonnés. Et cela depuis que ce dernier a déclaré, lors d’une émission intitulée Momken (possible), qu’un tiers des femmes, en particulier en Haute-Egypte, ont tendance à être infidèles et que beaucoup de femmes saïdies ont des aventures extraconjugales pendant que leurs maris travaillent à l‘étranger pour gagner leur vie. Des propos misogynes qui ont provoqué un tollé sur les réseaux sociaux et provoqué des centaines de menaces de mort contre lui. Et bien que la chaîne CBC, qui a diffusé l'émission, ait suspendu le talk-show pendant 15 jours et qu’Al-Sobki ait présenté ses excuses en affirmant que ses propos ont été pris hors de leur contexte, des centaines de plaintes ont été déposées au procureur général par des ONG de droits de la femme, des avocats et des parlementaires. Résultat : Al-Sobki a été condamné à 3 ans de prison ainsi qu’à une amende de 200 000 L.E. (24 000 dollars) pour diffamation et atteinte à l’honneur et à la réputation de la femme saïdie.

Dans la capitale, les médias font des villageois de la Haute-Egypte un sujet de plaisanterie, voire de moqueries amères et blessantes. La femme saïdie n’y échappe pas, et elle a aussi toujours fasciné les scénaristes de cinéma qui en ont trouvé une matière fertile pour leurs films. La réalité de la Saïdie est beaucoup plus complexe. Car dans cette région où les traditions sont discriminatoires envers elle, se cache une femme conservatrice, autoritaire, cloîtrée chez elle et ayant ce don de manipuler les braves hommes moustachus. Et en même temps, elle est cette femme qui doit obéir sans rechigner à son mari. Une soumission qui ne dérange guère cette Saïdie chez laquelle la notion de famille est très importante, voire sacrée. De la force, de la détermination, de la patience et des nerfs d’acier font partie de ses qualités qui lui donnent une apparence d’impeccable solidité. Le deuil fait parfois partie intégrante de sa vie : elle est capable de porter le noir toute sa vie, surtout si elle a perdu un fils ou un mari. Protectrice des moeurs et des traditions, elle joue un rôle important dans la pérennisation de la vendetta.

Réalités anciennes

Cependant les persécutions spécifiques aux femmes saïdies sont des réalités anciennes qui ont traversé le temps. C’est au prix de luttes acharnées que ces femmes ont acquis des droits qui restent malheureusement encore virtuels pour nombre d’entre elles. C’est là que le bât blesse. « Etre femme en Haute-Egypte est un concept particulier. D’une génération à l’autre, le changement se fait très lent, traditions pesantes l’obligent. Aujourd’hui, de nombreuses femmes saïdies n’ont pas droit à l’héritage, car ce sont les frères qui s’en accaparent. De même, on constate que le taux d’analphabétisme est plus élevé parmi les filles que chez les garçons. Là encore, nous retrouvons le facteur des traditions qui veut que les filles soient destinées au mariage et au foyer, alors que les garçons doivent impérativement achever leurs études », explique Nihad Aboul-Qomsane, directrice du Centre égyptien des droits de la femme, tout en essayant de mettre le doigt sur les blessures des femmes et leurs chagrins au sein d’une société masculine encore contrôlée par les moeurs.

« L’analphabétisme, l’excision, le mariage forcé, la polygamie imposée, la maltraitance, la violence conjugale … sont de graves atteintes qui forment le vécu de nombreuses femmes saïdies », poursuit-elle. Sissa Abou-Daooh en est un exemple. Native d’un village pauvre près de Louqsor, elle s’est déguisée en homme pendant 43 ans pour pouvoir travailler dans un univers masculin et nourrir sa famille. Contrainte d’élever seule sa fille après la mort de son mari, cette paysanne a décidé de prendre son destin en main dans une société conservatrice, où les veuves vivent de charité. Par peur de harcèlement ou de violence, elle s’est travestie en homme, sans jamais avoir été prise à défaut. Sissa avait coupé ses cheveux. Elle a commencé à porter une djellaba d’homme, un turban et des chaussures d’homme pour chercher du travail. « Il était inconvenant pour une femme de travailler dans des secteurs essentiellement masculins. Mais c’était la seule manière de gagner de l’argent. Que pouvais-je faire d’autre ? Je n’ai appris ni à lire, ni à écrire », témoigne Sissa, qui a été décorée l’année dernière du titre de « mère travailleuse exemplaire », à l’occasion de la Fête des mères par le président Abdel-Fattah Al-Sissi. Et d’ajouter : « J’ai préféré travailler dur, porter des briques ou des sacs de ciment, cirer des chaussures plutôt que mendier dans la rue pour gagner de quoi vivre et faire vivre ma fille et ses enfants. Pour me protéger des hommes, de leurs regards méchants et ne pas être stigmatisée à cause des traditions, j’ai décidé d’être un homme ... de m’habiller comme eux et de travailler avec eux dans les villages où personne ne me connaissait ». Sissa confie avoir fait tout cela pour sa fille. Elle l’a protégée, l’a élevée et a pu l’envoyer à l’école jusqu’à ce qu’elle se marie. Après ses longues journées de travail, dans l’intimité de son foyer, Sissa ne quitte pas sa djellaba d’homme. « Jamais, jamais je ne l’enlèverai. Seulement quand je serai morte ! C’est ce qui nous a protégées, moi et ma fille », dit-elle.

En Haute-Egypte et dans les villes enclavées du sud, les mentalités ont la peau dure, le tempérament chaud et la liberté de penser reste onéreuse. Tel est l’avis de Mozn Hassan, directrice de Nazra (regard) pour les études féministes. Pire encore, selon elle, l’absence de sensibilisation à la condition féminine est criante. Ce qui mène tout droit à la discorde. Mozn est attristée de voir les femmes prendre tout sur elles. « La condition de la femme finit par devenir mineure, elle n’est maîtresse ni de son corps, ni de son destin. Elle se transforme en jouet manipulé par son entourage. Elle n’a même pas le droit de choisir son conjoint, et lorsqu’elle veut s’en séparer, on l’oblige à rester avec lui », estime- t-elle. Des principes qui sont basés, comme elle l’explique, sur l’idée de la possession des femmes par les hommes, comme si elles étaient d’éternels êtres irresponsables qu’il faut traiter avec violence.

Une affaire de mentalités

Femmes : Le sacré chemin des Saïdies
Sissa Abou-Daooh s’est déguisée en homme pendant 43 ans pour nourrir sa famille. (Photo : Facebook)

Une dualité et une contradiction dans une société qui non seulement pense que la femme est la source de tous les maux, mais qui est aussi préoccupée de la freiner au nom de l’honneur, au lieu de lutter pour ses droits. « Dans notre tribu des Hawara en Haute-Egypte, l’on ne badine pas avec la tradition et les coutumes. Toute personne qui ne se plie pas à l’autorité de la communauté doit payer le prix fort », raconte Saniya, native de Qéna. Voulant offrir de meilleures conditions de vie à ses filles, celle-ci a décidé de briser certains tabous. Elle a convaincu son mari de quitter leur village Abou-Diab, à Qéna, pour s’éloigner, se fondre dans la capitale et recommencer une nouvelle vie. Ses frères ont menacé son mari et ont voulu récupérer leur soeur car il n’est pas question qu’une femme quitte le village. « Le lendemain, la famille de ma mère s’est enduit le visage de boue, signe d’infamie. Pour eux, je suis morte. Ils ont reçu les condoléances de tous les Hawaris, et les hommes ont même décidé de se partager mon héritage, tout ce qui me revenait de droit », poursuit-elle. Aujourd’hui, et après une quinzaine d’années, Saniya ne regrette pas sa décision, notamment après avoir pu éduquer ses enfants sans discrimination entre filles et garçons, et en leur donnant les mêmes chances. Une avocate, un professeur, deux médecins et un ingénieur : tous ses enfants sont maintenant instruits. « Ma mère a cru à une cause pour laquelle elle s’est vouée corps et âme. Celle de faire de nous des individus libres et responsables », lance Nachwa, la première fille à s’être mariée avec un homme qui n’est pas issu de la tribu. Ce qu’aucune femme n’a osé faire à Hawara.

Grand défi

Amani Maämoun, responsable de l’ONG Ganoubiya Horra (femme sudiste libre), pense qu’il faudrait réaliser un profond bouleversement des mentalités. Son grand défi est donc de pouvoir changer les mentalités, surtout celles des femmes. « Ce qui me surprend, c’est que la femme peut exercer une pression sur elle-même. S’imposer des privations au détriment de ses droits », explique-t-elle avec étonnement tout en faisant allusion au fait que la pratique de l’excision recule relativement, mais que les taux restent impressionnants. Et là aussi ce sont les mères qui prennent la décision et tiennent à cette pratique. Selon une étude menée sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé, le nord de l’Egypte (25 %) est moins touché par l’excision que le Sud, dans lequel les taux atteignent 99 % dans certaines zones rurales, comme la région autour de Louqsor. « J’ai vu beaucoup de mères demander sans gêne dans les hôpitaux ou cliniques de village où elles pourraient trouver un médecin qui pratiquerait cette opération », affirme Maämoun.

Triste vérité. Pourtant, il semble que tout cela n’a pas freiné des femmes saïdies dans leurs tentatives de défier leur société pour se forger un avenir meilleur. Dans le village Chatoura du gouvernorat de Sohag, le nombre de femmes ayant terminé leurs études universitaires et qui ont accédé à des postes-clés est surprenant. Treize médecins femmes, 15 professeurs à l’université, 100 fonctionnaires bien placées. Une émancipation qui a permis à la femme saïdie de se soulever contre l’injustice et la discrimination des sexes. « J’ai fait des études de sciences humaines à l’Université du Caire, je suis partie au Liban pour un stage sur l’art de la communication. J’ai reçu un certificat d’excellence de l’Université américaine. Je travaille actuellement dans une association de développement. Ma nouvelle situation m’a permis de m’opposer à des pratiques auxquelles je devais obéir auparavant », dit Haniya, comme la règle tribale qui l’oblige à épouser l’un de ses cousins malgré son refus. Il y a quelques années, son père avait mal accepté l’idée de la voir partir au Caire pour suivre des études. Aujourd’hui, Haniya est la fierté de tout le village et aussi de son père. Il tient à étaler les diplômes de sa fille à tout visiteur et ses yeux brillent de fierté lorsqu’on parle de ses réussites. Mais la jeune fille semble vivre tout cela modestement. Son rêve reste simple : épouser un homme dont elle tombera amoureuse et donner naissance à des enfants qu’elle traitera à pied d’égalité sans distinction de sexe.

Une lueur d’espoir pour la nouvelle génération des filles saïdies qui sont de plus en plus nombreuses à travailler et à profiter de leurs droits. Elles tentent de s’émanciper et les tabous commencent à tomber. Une révolution sociale loin d’être gratuite.

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