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Ascenseurs publics : De l’angoisse dans la cabine

Chahinaz Gheith, Lundi, 29 février 2016

L'état de délabrement total des ascenseurs dans les établissements publics est une source de drames humains. Entre chutes, pannes, manque d’entretien et de sécurité, les usagers vivent un calvaire. Malgré leurs protestations diverses, la situation ne s'arrange pas.

Ascenseurs publics : De l’angoisse dans la cabine
La recrudescence des accidents d’ascenseurs est due au manque d’entretien, faute de budget.

C’est un cri du coeur, un appel de détresse, une bouteille à la mer lancée comme ultime espoir d’être entendu. Le calvaire des malades n’en finit pas dans les établissements hospitaliers publics. Résignés à leur sort, les patients de l’hôpital de Qasr Al-Aïni au Caire se voient pénaliser par les pannes récurrentes des ascenseurs. « Les ascenseurs sont hors service jusqu’à nouvel ordre », lit-on sur une pancarte. Les usagers de l’établissement, aussi bien patients que visiteurs, sont obligés d’emprunter les escaliers.

Ce qui est un véritable calvaire pour les personnes âgées, les handicapés et les personnes atteintes de maladies chroniques (asthme, diabète et autres). « J’ai 74 ans, j’ai de la tension, je suis diabétique et je souffre d’un mal de dos atroce depuis quelques années. Pour passer un examen médical, je dois monter 50 marches à pied. C’est très pénible ! », confie une vieille dame à bout de souffle. Des infirmiers et médecins crient leur ras-le-bol face à cette situation qui vire au cauchemar. « La panne des ascenseurs de l’hôpital est devenue une contrainte à laquelle nous sommes obligés de nous plier. Nous ne cessons pas de réclamer leur réparation, mais sans résultat », confient des médecins, désabusés. Alors c’est le système D : des malades sont transportés sur des brancards portés sur les épaules par des agents de service, ce qui entraîne des désagréments majeurs dans les escaliers.

« Comment expliquer qu’un hôpital aussi important que celui de Qasr Al-Aïni puisse compter la plupart de ses ascenseurs hors service ? L’Etat dépense des milliards dans les festivals et projets inutiles alors que les besoins des citoyens sont négligés », grogne Kamel dont la femme est hospitalisée dans cet hôpital. La scène se répète dans un autre lieu réservé aux consultations médicales spécialisées, le seul assurant la prise en charge des soins par l’Etat. Le couloir est sombre et noir de monde. Des dizaines de patients, femmes et hommes, transportant des dossiers remplis d’examens médicaux font la queue devant le seul ascenseur qui fonctionne. « Est-ce normal qu’un seul ascenseur serve ce bâtiment où l’ensemble des médecins effectuent entre 900 et 7 500 consultations par jour ?! », lance le Dr Hassan Nagui, chef du département général des consultations médicales spécialisées.

Même situation au Mogammae, ce bâtiment du ministère de l’Intérieur réservé aux démarches administratives, situé sur la place Tahrir. Composé de 14 étages, abritant 20 000 fonctionnaires et accueillant quotidiennement des milliers de personnes, ses ascenseurs ont rendu l’âme depuis belle lurette. Seuls quelques-uns, auxiliaires, fonctionnent. Mais nombreux sont les citoyens qui préfèrent prendre les escaliers pour gagner du temps. Tel est le cas de Rami, un ingénieur. Le front dégoulinant de sueur, il tente de se consoler en se disant que monter huit étages est excellent pour son coeur et la ligne. Une fois en haut, il n’a qu’une seule envie : régler ses affaires une fois pour toutes et ne plus revenir avant longtemps. Rami pense être arrivé au bout de sa peine quand une voix le rappelle : « Monsieur vous avez oublié les timbres fiscaux ! ». Le voilà obligé de descendre et de remonter huit étages.

Absence de maintenance

Cet ahurissant état de délabrement des ascenseurs de plusieurs administrations publiques et établissements hospitaliers interpelle les consciences et prouve le calvaire qu’affrontent quotidiennement les citoyens. La cause est l’absence de maintenance, alors que leur usage est intensif. Les rares exceptions d’ascenseurs en état de marche tiennent du miracle. De nombreux films font même référence aux cabines d’ascenseurs comme des lieux de confinement propice à l’angoisse, comme des allégories d’un voyage entre la vie et la mort. D’autres plus optimistes ont fait naître, loin des scènes sordides ou des catastrophes, des romances, des amitiés et des situations comiques. Mais faute de budget d’entretien, ces ascenseurs sont même devenus aujourd’hui des vide-ordures. Les cages d’ascenseurs remplies de détritus sont devenues le refuge naturel de rats et autres rongeurs attentant gravement à la santé des citoyens.

Plus grave, ces « ascenseurs de la mort » dans les organismes publics font beaucoup parler d’eux ces dernières années à cause des accidents effroyables qui ont rempli les pages des faits divers. Et bien qu’il n’existe pas de statistiques, une chose est sûre : la sécurité des usagers n’est pas assurée. Citons à titre d’exemple, l’accident qui a eu lieu en octobre dernier dans l’hôpital central d’Abnoub à Assiout, lorsqu’une femme a ouvert la porte de l’ascenseur pensant accéder à la cabine. Elle perdit l’équilibre et tomba dans le vide. La même semaine, un chirurgien est mort dans hôpital de Mansoura, suite à une chute vertigineuse de l’ascenseur. Un autre drame a eu lieu à l’hopital de Qasr Al-Aïni, avec une patiente transportée par un brancardier.

Ce dernier n’a pas eu le temps de tirer entièrement le chariot dans l’ascenseur et la malheureuse a eu de blessures à cause de la porte de l’ascenseur. Il y a aussi eu la chute de l’ascenseur de l’hôpital de Béni-Souef transportant des patients et des visiteurs. Résultat : trois personnes gravement blessées. Par ailleurs, le ministère du Logement n’a pas été épargné, lorsqu’il a témoigné de la chute de l’ascenseur d’urgence. Les deux personnes qui l’occupaient en sont sorties saines et sauves heureusement. Ce jour-là c’est le support du moteur qui a cédé, faisant basculer celui-ci en même temps que les câbles qui sont sortis de leur poulie. La liste d’accidents est en réalité infinie ...

Responsabilité directe

« Cette recrudescence d’accidents d’ascenseurs des établissements publics est due au fait qu’ils ne sont plus conformes aux normes de sécurité. Beaucoup d’ascenseurs fonctionnent sans arrêt toute la journée, 7 jours sur 7 et toute l’année, et ce, depuis plus de 70 ans. Alors qu’en moyenne, leur durée de vie est estimée à 25 ans. Ceux qui fonctionnent encore ne font l’objet d’aucune maintenance régulière », explique Mahmoud Ahmad, consultant en sécurité et santé professionnelle à la protection civile. Il indique que c’est à l’administration ou au directeur de chaque établissement qu’incombe la responsabilité directe de la maintenance, puis vient celle du ministère concerné. A cause du manque du budget, et surtout du laisser-aller des responsables qui n’accordent pas beaucoup d’importance à ce problème, les ascenseurs sont mis hors service pendant de longues périodes.

En outre, seules quelques sociétés réputées sont spécialisées dans la maintenance d’ascenseurs. Tout est importé de l’étranger et les sociétés de maintenance ne sont en fait que de petits ateliers. Et quand les responsables des organismes publics se décident à réparer les ascenseurs, ils recourent parfois à des techniciens qui procèdent la plupart du temps à un rafistolage. Ils retirent la pièce d’un ascenseur pour en réparer un autre afin d’éviter les tracasseries. Ils achètent des pièces ou des moteurs d’occasion et parfois même des cabines alors qu’elles sont hors d’usage, et ce, pour réduire le coût de la réparation. Alors que font au juste les autorités et notamment le département de la protection civile ? « En principe, notre département n’intervient que pour faire respecter les normes de sécurité ou quand il s’agit seulement d’installer un ascenseur dans un établissement qui n’en possède pas un.

Nous effectuons aussi des contrôles réguliers pour s’assurer que l’installation est faite par des professionnels. Quant au contrôle technique qui doit avoir lieu tous les 5 ans pour s’assurer du bon état général de l’ascenseur, c’est l’affaire de l’organisme qui a fait appel à l’ascensoriste de son choix pour réaliser l’entretien », explique Mahmoud.

Les responsables essaient de se défendre et de se jeter la balle. « Cela ne dépend pas de moi mais du budget limité qui nous est réservé. Malheureusement, le plan des dépenses du ministère de la Santé tarde à venir, et il n’y a pas de mécanisme clair pour la distribution des ressources. En plus des ascenseurs, il existe des besoins en appareils médicaux pour la radiologie ou les couveuses. D’après vous lesquels sont les plus urgents ? », lance le directeur d’un hôpital.

Autre scène, autres pratiques. La pancarte affichée sur l’ascenseur de l’hôpital général de Choubra indique : « Ascenseur réservé au directeur ». Devant l’ascenseur se tient un agent de sécurité. Une foule de malades se bousculent, crient, se disputent avec lui pour tenter d’y accéder. Exaspéré, l’agent finit par hausser le ton. La foule se calme et les patients commencent à prendre leur mal en patience. L’atmosphère se détend quelque peu, avant de s’enflammer une fois de plus lorsqu’ils constatent qu’un autre ascenseur ne fonctionne pas.

« Ces ascenseurs sont vieux et ne fonctionnent plus comme avant en raison de leur surexploitation liée notamment au flux des usagers. Chaque jour, je suis contraint d’afficher une pancarte signalant que l’un d’eux est en panne uniquement pour le mettre au repos pendant quelques heures », argumente Saber, un agent d’ascenseur. Mais il arrive que l’agent soit absent et donc que les malades en profitent pour le prendre seuls.

« J’ai eu la peur de ma vie ! L’ascenseur tremblait dans tous les sens, et quand j’ai voulu en descendre, la porte s’est refermée brusquement, et l’ascenseur s’est mis à chuter. Aucun bouton ne fonctionnait ! J’ai dû appuyer sur le bouton d’alarme. J’ai bien cru que j’allais m’écraser ! Il s’est finalement arrêté ! », raconte Soad, l’une des malades qui préfère aujourd’hui prendre les escaliers. « On ne prend conscience d’un malheur que lorsqu’il arrive. Du coup, tous les dossiers sont mis sur la table et c’est à ce moment que l’on commence à débattre sérieusement des problèmes. Mais il ne se passe pas beaucoup de temps avant que le drame ne tombe dans l’oubli et, de nouveau, on revient aux bonnes vieilles habitudes. Il semble, en fait, que la vie d’une personne n’a pas beaucoup de valeur », conclut-elle.

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