Dans son petit atelier situé dans le quartier Bolkley à Alexandrie, elle règne en maître dans ce qui ressemble à une grotte de Ali Baba. Entre les fils de cuivre et les plaques d’argent, elle semble avoir tracé sa voie. Inclinée devant une table, une pince à la main, elle crée un nouveau bijou. L’encens embaume le lieu. Aucun bruit ne vient briser cette paisible quiétude, à part la voix mélodieuse de la chanteuse Fayrouz. Le mauve du quartz l’inspire et le vert du jade stimule sa créativité. Elle imagine le squelette de la pièce, construit la forme au hasard, de l’inattendu qui infléchit progressivement la réalisation en cours. Elle réalise la ciselure à la main puis passe au pilage.
« Je rêve d’avoir mon nom sur la liste des célèbres créateurs de bijoux dans le monde. Je suis prête à tout pour faire que le bijou égyptien occupe une place digne de ce nom », confie Aya Rached, 25 ans, qui a abandonné sa carrière de comptable pour se lancer dans la fabrication des bijoux. Un rêve qui dépasse de loin la modestie de son atelier. Elle n’hésite pas à se réveiller vers 4h du matin, trois jours par semaine, pour prendre le train de 6 h à destination du Caire, chargée de ses outils nécessaires pour aller en cours.
C’est au Centre de la technologie de l’industrie des bijoux, situé au Caire, qu’elle se rend pour apprendre son nouveau métier. Ses cours terminés, elle va au quartier d’Al-Hussein pour s’approvisionner en matériaux nécessaires à la fabrication de ses bijoux puis se hâte pour prendre le train de 18h et rentrer chez elle. Dans son village natal à Alexandrie, elle n’hésite pas à faire le tour des échoppes pour vendre ses accessoires. Et pour se faire connaître, elle a créé une page sur Facebook, qui attire de plus en plus de fans. Pour elle, tout projet de mariage est reporté car non seulement elle doit se rendre dans quelques mois en Grèce pour apprendre le Mokome (technique d’usage des alliages sous différentes températures), mais aussi parce qu’elle voudrait fabriquer sa propre bague de fiançailles.
Encourager les talents
Un artisanat particulièrement apprécié par les femmes.
(Photo:Moustapha Emeira)
Aya Rached, qui vient d’exposer ses prémices, des bijoux en or et en pierres précieuses à Rome, est parmi les 21 autres stagiaires (15 juniors et 6 seniors) qui ont bénéficié d’une formation offerte par le Centre de la technologie de l’industrie des bijoux. « Renforcer l’échange d’expériences entre les différentes générations dans les pays de la Méditerranée », tel est le slogan adopté par ce centre, dépendant du ministère de l’Industrie et du Commerce, en partenariat avec l’Union européenne pour préserver ce métier artisanal et encourager les micro-projets. L’objectif de ce projet intitulé PRIME est d’effectuer « une sorte de métissage culturel entre l'ancien et le contemporain afin de créer des pièces qui s’accommodent à la vie moderne », comme le pense Aida Zayed, directrice du centre, qui a organisé des visites dans des musées, des ateliers en Italie et en Grèce et même des expositions afin que les stagiaires découvrent d’autres cultures. « Les ateliers du centre sont riches d’histoires de personnes dont certaines ont commencé à zéro, alors qu’aujourd’hui leurs produits sont prêts à être exposés sur le marché », poursuit Zayed, en ajoutant que depuis sa fondation en 2006, le centre contribue chaque année à la formation d’une soixantaine de stagiaires.
S’agit-il d’une industrie prometteuse ? Oui, comme l’explique Suzanne El-Masry, une des pionnières dans le monde de la création de bijoux contemporains en Egypte. « Les conditions pour la prospérité de cet art sont beaucoup plus favorables en Egypte qu’ailleurs (prix des matériaux, coût de la main-d’oeuvre, pouvoir d’achat ...). En outre, le bijou égyptien se distingue à travers le monde entier par ses caractéristiques particulières. Tel est l’avis des spécialistes dans cet art qui ont vu mon exposition à l’Institut du monde arabe », explique El-Masry qui a passé dix ans outre-Atlantique, aux Etats-Unis pour apprendre comment fabriquer des bijoux. Elle déploie également tous ses efforts pour transmettre son savoir-faire aux passionnés de cet art dans les centres de formation et elle est membre de jury lors des concours organisés pour encourager les nouveaux créateurs et ce, afin de redonner un souffle à cette industrie, encourager et parrainer les vrais talents.
Les pièces nubiennes gardent leur charme.
(Photp:Hassan Chawqi)
Un parcours qu’avait entamé la créatrice Azza Fahmy il y a plus de 50 ans. Dans l’ouvrage intitulé Les Métiers artisanaux en Egypte entre le patrimoine et l’inspiration publiée par l’ONG Nidaa en 2014, Azza Fahmy raconte qu’elle a débuté en tant que sabi (apprenti) dans l’atelier de hadj Sayed, l’un des plus vieux bijoutiers de Khan Al-Khalili, le célèbre souk du Caire. Elle raconte avoir sillonné toute l’Egypte pour observer le kirdane (collier porté par les paysannes en Basse-Egypte) ou les boucles d’oreilles makrata que portent les femmes en Haute-Egypte ; elle a même étudié les différences entre les bijoux des oasis à l’ouest du pays et ceux du Sinaï à l’est, et s’est même rendue dans plusieurs villages nubiens à la recherche de pièces rares enfouies dans les boîtes à bijoux des grands-mères. Fahmi relate l’histoire de ce long voyage dans un livre qui s’intitule « Les Bijoux d’une Egypte magique » publié par l’Université américaine en 2007. Et sur ses traces, d’autres créateurs ou créatrices de bijoux ont suivi le même chemin, mais à chacun son style. Des noms comme Suzanne El-Masry, Ihsan Nada, Moushira Al-Gaar … ont brillé dans le monde de cette industrie aussi bien sur le plan local qu’international.
Plus chanceux
Les créateurs d’aujourd’hui semblent donc être plus chanceux que les anciens, comme le pense Tamer Farouk, responsable de formation et d’entraînement technique au JTC (Jewellery Technology Center). Joaillier depuis 25 ans, il a appris le métier dans l’atelier de son père. « Notre exploit c’est d’avoir brisé ce monopole qui était l’apanage des ateliers. Les bijoutiers ne dévoilaient pas le secret de la fabrication de leurs bijoux, mis à part à leurs proches. Aujourd’hui, les passionnés de cet art ont la possibilité de suivre une formation dans certaines facultés des arts appliqués mais aussi dans les galeries de quelques grands artistes, sans compter les bourses octroyées par les institutions concernées par cet art, à l’exemple de l’Université américaine », confie Farouk qui a obtenu un certificat du Conseil mondial de l’or.
Le petit bruit provoqué par son marteau semble être en harmonie avec la mélodie de la chanson d’Al-Ezabi « Louqsor baladna balad sowah » (oh Louqsor destination des touristes !). Dans son atelier situé sur la rue Soudan, quartier de Mohandessine au Caire, elle a choisi de s’isoler. C’est là où elle a décidé de mettre fin à sa carrière de guide touristique. Mais son travail sur le terrain semble avoir stimulé sa passion.
Le Centre de technologie de l'industrie des bijoux diplôme une cinquantaine de personnes par an.
(Photo:Moustapha Emeira)
« Les pierres colorées qui se mélangent avec l’argent liquide semblent être le témoin d’une nature exubérante et riche. J’ai fait le tour de la plupart des musées et des temples égyptiens. Au cours de mon itinéraire qui a duré 20 ans en tant que guide touristique, j’ai pu acquérir un sens de l’observation. C’est très important pour se distinguer dans ce métier. Pour moi, les motifs pharaoniques, les dessins coptes et la calligraphie arabe sont une mine d’inspiration inépuisable. C’est cette richesse culturelle et historique qui donne à notre pièce cette identité apte à s’imposer sur le marché international », confie Rania Iraqui, 45 ans, qui aspire à avoir sa propre marque dans cet art inné chez l’Egyptien. « Il suffit de mentionner que sur un total de 140 000 objets que possède le Musée égyptien, environ 10 300 sont des pièces de bijoux. Ceci montre à quel point cet art fait partie de notre histoire, et l’Ancien Egyptien a porté des colliers confectionnés de dents d’animaux », avance-t-elle.
Source d’inspiration
Sara Abdel-Azim, une autre créatrice de bijoux, qui a quitté son emploi dans une agence de publicité, partage cet avis. Elle estime que la vie quotidienne des Egyptiennes pourrait aussi être une source d’inspiration. « La felouque qui sillonne le Nil est un motif important dans mes collections, car ce moyen de transport n’existe qu’en Egypte. La petite Egyptienne dont les tresses ornent le visage en fait également partie. Tout ce paysage riche en beauté donne naissance à des pièces pittoresques », confie Sara, en assurant qu’elle a appris à fabriquer de telles pièces car elle estime que s’occuper des détails et de la finition est le mot-clé pour conquérir le marché international.
Dans sa boutique située au quartier d eAbdine, Ahmad Gasser est l’un parmi les rares joailliers spécialisés dans la vente des bijoux nubiens. Dans son coffre-fort, il garde jalousement les moules qu’il a hérités de sa famille. Cet historien qui s’est spécialisé dans ce métier ne cesse de recevoir des Nubiennes mais aussi beaucoup de touristes fascinés par les bijoux égyptiens. Il connaît le nom de tous les bijoux nubiens ainsi que leur usage au quotidien : le jakid, le beiah, le dugga et le gasset al-rahmane, etc. Ces pièces font partie du trousseau de la mariée. Chacune est inspirée d’une légende, d’une croyance ou bien d’une tradition. Il insiste pour conserver ces pièces dans leurs formes primitives afin de ne pas perdre leur authenticité. « Tout cet héritage culturel fascine les étrangers. C’est le secret de son charme. La boîte à bijoux style nubien est magnifique et reflète son histoire », ajoute Gasser.
Une nouvelle technologie qui a donné du regain à cet art. Les techniques de cette industrie ont témoigné d’une mutation, ce qui a ouvert de nouveaux horizons. Suzanne El-Masry, passionnée par l’émail, assure que l’usage de cette poudre utilisée par les pharaons a été revisité. Un jeu de couleurs ? Peut-être puisqu’elle éprouve un plaisir à découvrir la variété qu’offre cette poudre en la mettant à des températures différentes. Le Mokome est une autre technique importée de Grèce qui pourrait être utilisée pour donner un matériau qui ressemble au bois. « Ces nouvelles techniques utilisées tout récemment en Egypte ont bouleversé certaines normes traditionnelles, et offrent aujourd’hui la chance de créer de nouveaux usages pour différents matériaux », assure Aida Zayed.
Et si le problème de la commercialisation est le dilemme qui pourrait entraver la prospérité de cette industrie, il existe aujourd’hui certaines initiatives pour pallier ces lacunes. Selon Aida Zayed, le JTC fournit aux stagiaires une formation de soft skills. « On leur apprend les méthodes à partir desquelles ils pourraient créer leur logo, étudier le marché, lancer des projets et fixer une tarification qui pourrait convenir au pouvoir d’achat du client, etc. », assure-t-elle. Le ministère de la Culture organise, à son tour, des festivals et autres événements afin de sensibiliser un plus large public à cet art et servir de large vitrine à cette industrie qui puise dans le passé pour s’ouvrir à l’avenir.
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