Pour aller de Tunis à Sidi Bouzid, berceau de la révolution tunisienne et du Printemps arabe, deux routes sont possibles. La première s’appelle Jalma (270 km) et l’autre Nasrallah (250 km). Le seul changement opéré depuis l’étincelle du 17 décembre 2010 consiste en quelques travaux de rénovation et d’asphaltage des chaussées. Leur élargissement n’a pas eu lieu, c’était pourtant ce qui était demandé : que ces routes soient à double voie en raison des nombreux accidents mortels dus à leur étroitesse.
Quelques jours seulement avant la cinquième commémoration de la révolution tunisienne, les préparatifs à Sidi Bouzid semblent bien timides. On peut croiser une personne en train de suspendre des pancartes sur les façades des immeubles situés de part et d’autre de l’avenue principale. Mais aucune affiche ne signale encore la célébration de l’événement. Au siège de la wilaya (gouvernorat), le gouverneur Mourad Al-Mahjoubi informe que les trois représentants de l’Etat, du parlement et du gouvernement ne seront pas présents et que les chefs du quartette chargé du dialogue national (qui vient d’obtenir le prix Nobel de la paix) ont promis d’assister aux célébrations. A signaler que ces trois représentants politiques ont décidé de boycotter l’événement, pour ne pas subir le sort de leurs homologues, victimes d’un caillaissage en 2012. Un public frustré à cause du régime de l’époque parrainé par Ennahda et révolté par l’absence de tout changement. Une colère qui a entraîné la chute de trois walis (gouverneurs) sur les six qui ont été nommés après la révolution.
A Sidi Bouzid, 60 000 habitants, chef-lieu d’une wilaya de 450 000 habitants, l’on observe deux phénomènes. On constate le nombre croissant de cafés se dressant tout le long de l’avenue principale qui ne portent d’ailleurs plus aucun nom. Et ce, après que la révolution eut gommé l’appellation du « 7 novembre », date à laquelle le dictateur Ben Ali a renversé le fondateur de la République, Habib Bourguiba. Les habitants de la ville justifient le nombre important de cafés par le chômage qui sévit parmi les jeunes. Quant au deuxième constat, c’est la hauteur des bâtiments à plus de 5 étages. Alors qu’il était impossible de trouver dans cette ville un immeuble dépassant les deux étages. De plus, beaucoup d’autres sont en construction. Une situation qui, d’après les connaisseurs, est due à l’apparition d’une classe de nouveaux riches, ayant fait fortune grâce à la vente d’essence à bas prix et ramenée en contrebande d’Algérie et de Libye, puis vendue au marché noir. Et ce, sans compter la vente de stupéfiants que les jeunes au chômage consomment de plus en plus. Khaled Ouaineya, un avocat connu de la wilaya, déclare avoir constaté une hausse sans précédent des procès concernant la consommation de drogue parmi les jeunes.
Un public inconnu
Sur l’avenue principale, qui attend toujours un nouveau nom, se dresse un mémorial modeste, sous forme de charrette de légumes, au nom de Mohamad Bouazizi, qui s’est immolé par le feu, déclenchant ainsi le Printemps arabe. Et derrière cette charrette de pierre, son immense photo orne le mur du siège de la poste. Bouazizi apparaît applaudissant des deux mains, un public inconnu qui n’apparaît pas sur la fresque. Mais Sidi Bouzid n’a pas connu de projets de développement remarquables depuis la révolution, à part l’installation d’une usine de pasteurisation laitière venue s’ajouter aux 13 petites usines existantes et qui ressemblent plus à des ateliers et dont le nombre d’ouvriers ne dépasse pas les 300 chacune. Quant au personnel dans la nouvelle usine, il s’élève à 284 personnes. Cette wilaya réputée pour l’élevage ovin et bovin fournit à l’usine des quantités de lait qui dépassent ses capacités. La députée de cette wilaya, Mobarka Ouineya, indique que le surplus de lait est même jeté dans la rue. Une vérité que dénonce le wali Al-Mahjoubi, et d’ajouter : « Aucun autre projet » n’a été créé dans la région. Il justifie le peu d’intérêt des investisseurs locaux et étrangers par l’infrastructure précaire de la ville, et surtout l’absence d’autoroutes reliant la capitale, Tunis, au port de Sfax, la ville industrielle la plus importante du pays. Il parle de l’importance de la création d’un réseau routier à l’intérieur de la wilaya pouvant relier les zones de production agricole et celles d’élevage aux centres urbains.
Ainsi, l’économie de Sidi Bouzid, qui n’a pas d’autre débouché que la mer, est restée rurale. Une économie basée sur l’élevage du bétail, de la culture des fruits et légumes. Après la révolution, l’Etat n’a pris aucune mesure pour améliorer les services et l’infrastructure nécessaires. Sidi Bouzid reste sans salle de cinéma et sans troupe de théâtre. La classe moyenne est privée de moyens de divertissements et de parcs d’attractions pour ses enfants.
Le wali ignorait même le chiffre exact des jeunes au chômage. C’est après avoir consulté ses assistants qu’il avance le taux de 17,7 % dans toute la wilaya, le taux le plus élevé dans le pays qui enregistre un taux de chômage de 14 %. Il signale que le nombre de jeunes chômeurs dans la wilaya est de 7 900. Mais après un bref coup de fil, il avance le chiffre de 24 000 comprenant les diplômés universitaires. Quant aux habitants, ils pensent plutôt que le chiffre a atteint les 50 000 chômeurs. Le docteur Bouderbala Al-Nasseri, président de l’Alliance tunisienne des droits de l’homme à Sidi Bouzid, avance que le taux de chômage dans la wilaya aurait atteint les 21 % de la population en âge de travailler. Il résume ainsi la situation générale, cinq ans après la révolution : « Aucun changement significatif n’a eu lieu au niveau des droits économiques ou sociaux qui sont déjà détériorés par rapport aux autres wilayas. Pourtant, il y a un net progrès concernant les libertés individuelles et politiques ». Al-Nasseri donne un ensemble de preuves sur la situation de Sidi Bouzid classée au bas de l’échelle du développement en comparaison avec les autres wilayas. « Il n’ y a qu’un seul médecin pour 2 400 citoyens. Et en 2010, il y en avait un pour 1 000 habitants. Alors que la norme est d’avoir un médecin pour 600 personnes. En ce qui concerne l’éducation, les résultats du baccalauréat indiquent que 1 300 élèves ont réussi cette année à cet examen, alors qu’en 2010, on en comptait 3 300 ».
L’enthousiasme n’est plus de mise
Quant à l’expression des droits civiques, l’enthousiasme n’est plus de mise. Les informations émanant de l’Organisation suprême des élections dans la capitale indiquent que Sidi Bouzid a enregistré le taux le plus bas de participation aux élections législatives et présidentielles en octobre et novembre 2014. L’expert géographe Abou-Gomaa Al-Machi, président du comité local des élections de cette wilaya, indique que le nombre de voix exprimées l’année dernière a baissé d’environ 20 000, en comparaison aux élections du Conseil transitoire de 2011. Quelques mois après la révolution, 138 000 électeurs ont voté, mais en automne 2014 pour les législatives, il n’y a eu que 118 000 électeurs (sur un total de 197 000 électeurs enregistrés, selon les chiffres du Comité suprême et indépendant des élections publiés en mars dernier). Al-Machi explique cette baisse « par la déception et la frustration que ressentent les habitants de Sidi Bouzid, car leurs conditions de vie ne se sont pas améliorées », tout en mettant l’accent sur l’abstention remarquable des jeunes.
Ce qui attire davantage l’attention c’est que les visages, ayant occupé le devant de la scène au lendemain du 17 décembre 2010 et qui ont entraîné la chute du régime de Ben Ali le 14 janvier 2011, se sont abstenus de participer aux élections de 2011 et 2014. L’avocat et ex-juge Mohamad Al-Jalali explique l’abstention des opposants à Ben Ali et des leaders de l’intifada du 17 décembre par le fait qu’« ils n’ont pas pu concrétiser leurs idées politiques en programme électoral. Ils sont de nature rebelle et ne peuvent se lancer dans une action organisée et à long terme ».
Aujourd’hui, les 8 sièges de la wilaya dans le parlement ont été distribués à deux députés du parti Nidaa Tounès, aux représentants du parti Ennahda et au Front populaire de gauche. Quant aux trois sièges restants, ils sont occupés par un amalgame politique qualifié de « sans saveur, sans odeur, sans couleur ». Raëd Jamoudi, un jeune chômeur de 27 ans, dit n’avoir adhéré à aucun parti politique dans la wilaya, car il n’a confiance en aucun d’eux, et les considère comme les responsables de l’échec à insuffler le changement.
Fief du salafisme, selon la presse
Autre phénomène flagrant : les médias présentent Sidi Bouzid, cette wilaya éloignée de la capitale, comme étant le fief du salafisme. Ces dernières années, le nom de la wilaya a été associé dans la presse aux noms des leaders de ce mouvement salafiste ayant revendiqué les différents attentats terroristes tunisiens. Une autre source indique que les leaders du salafisme contrôlaient plusieurs mosquées de la wilaya et ce, avant que le gouvernement technocrate, avec à sa tête Mahdi Djomaa, ne les restitue au ministère des Affaires religieuses. D’autre part, beaucoup de jeunes de Sidi Bouzid sont partis en Syrie et en Libye pour faire le djihad sous l’égide d’organisations terroristes comme Daech.
par ailleurs, Oweineya confie que de nombreux leaders de Daech et Jabhet Al-Nosra, qui se trouvent sur le terrain en Syrie, sont des habitants de Sidi Bouzid. Il nomme aussi des familles pauvres de la wilaya qui dépendent financièrement de l’argent envoyé par leurs enfants djihadistes. Il ajoute : « Le gouvernement de coalition présidé par Ennahda porte toute la responsabilité car il n’a pas agi contre le salafisme djihadiste ». Pourtant, Al-Mahjoubi estime que Sidi Bouzid fait partie d’un phénomène observé dans d’autres pays, et particulièrement dans les régions pauvres et marginalisées. D’après lui, le nombre de groupes terroristes dans la wilaya est limité, et les membres de chaque groupe ne dépassent pas les 20 personnes. Ces groupes ont au départ profité de l’état d’instabilité et de faiblesse des institutions de l’Etat, mais c’est à partir de 2014 qu’ils ont été cernés dans les montagnes aux frontières du pays. Ils ne contrôlent plus les mosquées, à l’exception de quelques petites dans les hameaux les plus éloignés. Le wali fait le lien entre la contrebande, le trafic de drogue et le terrorisme.
Alors, la wilaya profite de sa radio locale, qui porte le nom d’Al-Karama (la dignité). On s’y exprime en toute liberté comme l’affirme Al-Nasseri : « Ce qu’on répète à propos de la détérioration des droits économiques et sociaux ne signifie pas que le régime de Ben Ali était meilleur ». Quant à Amal Hamdoun, 40 ans, issue de la classe moyenne et mère de famille, elle déclare : « Les jeunes n’ont pas encore dit leur mot ». Une phrase qui revient souvent en ce moment à Sidi Bouzid .
La vie chez Bouazizi
C’est dans le quartier d’Al-Nour ouest, aux environs de Sidi Bouzid, qu’habitait Mohamad Bouazizi avec le mari de sa mère et six frères. C’est une maison modeste d’un seul étage, composée de deux pièces dont la façade ne dépasse pas les deux mètres. Elle est située dans une rue étroite, ce qui est le cas de la plupart des rues de ce quartier qui ne portent ni nom ni numéro. Et même si la maison dispose d’électricité et d’eau potable, la rue ne compte pas de poteaux d’éclairage et n’est pas asphaltée. Al-Hadi, 28 ans, ami de Bouazizi, raconte que Mohamad, devenu l’icône de la révolution tunisienne, a commencé à transporter sa marchandise dans le souk du vendredi de la ville, puis a repris la vente de fruits et légumes sur la charrette tirée de ses mains et qu’il installait au centre-ville. D’après Al-Hadi, rien dans la personnalité de Bouazizi ne prédisait qu’il allait un jour mettre fin à sa vie : « Il aimait la vie, mais n’hésitait à se bagarrer pour défendre ses droits dans le souk ». Il poursuit : « Il passait souvent la nuit dans notre maison. Il m’a répété à plusieurs reprises qu’il rêvait d’avoir un petit camion pour transporter sa marchandise ». Al-Hadi estime que le sort des jeunes du quartier d’Al-Nour n’a pas beaucoup changé, cinq ans après le déclenchement de la révolution. « Rien de nouveau, aucun nouveau projet, toujours le problème du chômage ».
Aujourd’hui, la mère de Mohamad Bouazizi, Manoubiya, vit au Canada avec sa fille qui est enseignante. Saleh, l’oncle du martyr, travaille dans une pharmacie située à quelques mètres du siège de la municipalité où son neveu, le jeune vendeur de fruits et légumes, s’est immolé par le feu le 17 décembre 2010. Un drame qui a provoqué un mouvement de protestations à Sidi Bouzid, puis s’est transformé en révolution qui a entraîné la chute du dictateur Ben Ali et de son pouvoir corrompu. « Mohamad Bouazizi travaillait entre 2003 et 2007 avec moi dans la culture d’une parcelle de terre dans la zone d’Al-Réqab qui dépend de Sidi Bouzid, avant que ce terrain ne nous soit confisqué à cause de dettes ». Il précise que Mohamad a arrêté ses études après la deuxième année du cycle secondaire. Aujourd’hui, il dénonce les médias qui ont défiguré l’image de la famille.
Le fléau des suicides
D’après une étude récente du Forum tunisien des droits économiques et sociaux, en 2014 à Sidi Bouzid, 153 individus sur 203 ont perdu la vie et 50 autres ont fait une tentative de suicide. Pourtant, les experts confirment que le nombre de cas de tentatives de suicide au cours de cette année a atteint les 1 224, et que la plupart des cas ne sont pas recensés car les familles des victimes préfèrent ne pas informer la police. Cette étude révèle que plus de 77 % des cas concernent des jeunes dont l’âge varie entre 16 et 45 ans. Elle insiste sur le fait que le chômage et le sentiment d’humiliation sont les raisons principales de la continuité de ce fléau. Mais l’étude n’avance ni chiffres, ni taux précis sur les raisons de ces suicides ou tentatives. Parmi les cinq cas de suicide ayant eu lieu à Sidi Bouzid, trois se sont donnés la mort par immolation. Sidi Bouzid est classé 13e sur 24 villes de Tunisie en matière de suicide. Kairouan occupe la première place avec 31 cas de suicides, suivie par la capitale, qui en compte 28. D’après le ministère tunisien de l’Intérieur, 160 jeunes se sont immolés entre 17 décembre 2010 et 12 mars 2013.
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