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Mariages : Ces mineures cédées au plus offrant

Chahinaz Gheith, Mardi, 22 décembre 2015

Pour se marier avec une Egyptienne, un étranger doit maintenant débourser 50 000 L.E. si la différence d'âge entre les époux dépasse 25 ans. La décision provoque l'indignation des ONG et souligne un phénomène rural profondément ancré, que la pauvreté a engendré.

Mariages : Ces mineures cédées  au plus offrant
« Après la promulgation de cette loi, nos jeunes filles seront vendues aux enchères et à celui qui en a les moyens », « Cette décision nous rappelle les marchés d’esclaves d’antan », « Du commerce illégal et de l’esclavage au su et au vu de tout le monde », « Le conseiller Al-Zend est en train de porter préjudice à nos filles. C’est humiliant ». Telles sont les réactions déchaînées des activistes et ONG suite à la décision n° 9200/2015, du ministre de la Justice, Ahmad Al-Zend, quant au mariage d’un étranger avec une Egyptienne. Une décision qui oblige tout étranger désirant se marier avec une Egyptienne à verser 50 000 L.E. (6 400 dollars) sous forme de certificats d’investissement émis par la banque Al-Ahly, lors de la signature du contrat. Cette décision concerne les couples dont la différence d’âge dépasse les 25 ans.

La tension ne baisse pas et les protestations pleuvent contre cette loi considérée par beaucoup de femmes comme une humiliation.« Nos jeunes filles ne sont pas à vendre », s’indigne Dr Hoda Badrane, présidente de l’Union générale des femmes d’Egypte, dénonçant une telle décision. Et d’ajouter : « Cela ne vise qu’à légaliser un phénomène, car en imposant un tel tarif, la loi encourage la vente de nos filles. Ainsi, le plus offrant pourra se marier avec plusieurs mineures ».

Un avis partagé par Ivone Mossaad, membre du bureau exécutif du Front national des femmes d’Egypte, qui voit que la décision d’Al-Zend ne protège pas les jeunes filles, mais encourage le mariage « motaa » (de plaisir). « Jusqu’à quand allons-nous porter atteinte à la réputation de nos jeunes filles ? Par une telle décision, le gouvernement ne fait qu’exploiter une fois de plus les filles issues de familles défavorisées. Ces filles risquent de servir de domestiques dans les foyers des Arabes du Golfe. Mais pourquoi a-t-on si peu d’égard envers les Egyptiennes et leur dignité ? Quelles sont les mesures prises pour protéger ces filles issues de milieux défavorisés ? », demande-t-elle, tout en appelant les femmes égyptiennes à organiser une campagne de protestation contre ce qu’elle appelle « la loi de la honte ».

Que ce soit dans les cafés ou les moyens de transport, le sujet fait polémique. Tout comme dans les médias. Il est perçu que la femme égyptienne est humiliée en la présentant comme un produit exposé aux acheteurs. Beaucoup ont exprimé un sentiment de colère et d’indignation. « Je ne vendrais jamais mes filles à 50 000 L.E. ni même à 100 000 L.E. Et si les pauvres gens risquent de ne pas résister à une offre aussi alléchante pour garantir une vie décente à leurs familles et leurs filles, d’autres ne le feront pas », lâche Fatma Mahmoud, femme au foyer du quartier de Bassatine, au Caire. Même écho chez Mohamad Kamel, menuisier et père de trois filles en âge de mariage.« Je suis un Saïdi (originaire du sud de l’Egypte, ndlr), pur et dur et je n’accepte pas ce genre de mariage. Mes filles ne sont pas des objets à vendre aux plus offrants. Il n’est pas question de les humilier pour quelques sous », dit-il. Quant à Adel Hosni, un paysan à Hawamdiya, il n’y voit aucun inconvénient. Pour nourrir ses cinq enfants, il est prêt à tout. « Dans la vie, soit on exploite les autres, soit on se fait exploiter. Les hommes des pays du Golfe sont habitués depuis longtemps à épouser nos filles. Et si je dois accepter un tel mariage autant négocier et en profiter pour faire une bonne affaire », affirme-t-il, tout en poursuivant qu’il souhaiterait que cette somme soit fixée à 100 000 L.E., puisque l’Egyptien qui se marie actuellement dépense plus que 50 000 L.E., et donc les Arabes du Golfe doivent payer davantage.

« Légaliser » la prostitution

De son côté, la sociologue Nadia Radwane pense que cette nouvelle décision du ministre de la Justice ne mettra pas fin à ce fléau. Au contraire, elle va plutôt « légaliser » la prostitution des mineures sous couvert de mariage. Chaque année, des milliers de filles dont l’âge varie entre 11 et 18 ans sont vendues par leurs parents à des hommes riches du Golfe, beaucoup plus âgés qu’elles. De plus, ces filles issues de familles nombreuses considèrent le mariage avec un homme plus âgé et plus riche comme étant une échappatoire à la misère. « Pour une famille qui compte dix enfants, ce genre de mariage est une aubaine. L’homme paie une certaine somme d’argent et reste avec la fille quelques jours ou un mois, durant la période estivale, et s’il l’emmène dans son pays, c’est pour servir sa première femme. Les parents qui savent tout à l’avance vont négocier la durée et le coût de ce mariage », explique-t-elle, tout en ajoutant que ce genre de « tourisme sexuel » bat des records dans les zones rurales d’Egypte et est largement encouragé par la pauvreté et l’ignorance.

Un mariage d’un jour rapporte 800 L.E., et si l’union dure tout l’été, l’homme débourse entre 20 000 et 70 000 L.E. Des sommes alléchantes pour une population dont le quart vit dans des conditions plus que difficiles. Radwane affirme également que depuis la révolution de 2011, la situation a même empiré en raison de la crise économique qui a aggravé la pauvreté dans le pays.

Le cas de Sobhi Abdallah, du village de Ezbet Al-Walda, à Hélouan (banlieue sud du Caire), en est une preuve. Journalier et père de quatre enfants, il a marié sa fille à trois reprises alors qu’elle avait à peine 15 ans. La considérant comme une charge et pensant qu’un tel mariage le sortirait de la misère, il a accepté de vendre sa propre chair à un octogénaire saoudien contre 15 000 L.E. Quinze jours plus tard, le mari avait disparu dans la nature. Sobhi compte renouveler l’expérience pour l’argent. « Si vous saviez comment nous vivons, ma famille et moi, vous comprendriez pourquoi j’ai marié ma fille à celui qui peut payer », fulmine-t-il, tout en ajoutant qu’à chaque mariage, le courtier empoche 40 %.

Selon un rapport publié par le Centre des procès de la femme égyptienne, le nombre des filles mariées à des Arabes du Golfe atteint les 40 000 par an, dont 15 % considérés comme « un mariage touristique ». Une enquête du Conseil national pour l’enfance et la maternité (NCCM) indique que pour 2 000 familles dans trois villes près du Caire (Hawamdiya, Aboul-Nomros et Badrachine), de fortes sommes sont versées par les touristes arabes, ce qui explique le taux élevé de « mariages d’été » dans ces villes. La même enquête indique que 81 % des conjoints venaient d’Arabie saoudite, 10 % des Emirats arabes unis et 4 % du Koweït.

Mariages : Ces mineures cédées  au plus offrant
Le mariage des mineures est un fléau alimenté par la pauvreté et l’ignorance.

« C’est une protection »

Face aux critiques acerbes contre Al-Zend, certains défendent, pourtant, farouchement sa décision et estiment qu’elle protège la femme égyptienne. « Je ne sais pas pourquoi cette loi provoque un tel tollé vu qu’elle existe déjà depuis une dizaine d’années. La somme était de 40 000 L.E. et Al-Zend l’a fait passer de 10 000 L.E. C’est une protection et une garantie pour la fille égyptienne », assure le conseiller Hamdi Moawad, porte-parole du ministère de la Justice, tout en considérant cette décision comme un acquis des femmes. Dans le même contexte, l’ambassadrice Mervat Al-Talawi, présidente du Conseil national de la femme, défend les droits de la femme égyptienne en dépit de tous les défis et pense que la modification de cette loi s’avère quand même une solution pour limiter ou mettre fin à ce genre d’union illégale, à savoir le mariage touristique et le missyar, en recrudescence. « Il faut admettre que le fait d’imposer à l’étranger la condition des certificats d’investissement de 50 000 L.E. (au nom de la jeune fille) protège les mineures. Habituellement, ce sont les parents qui empochent l’argent, et le mari abandonne souvent la fille après deux ou trois semaines de mariage. Les certificats de mariage factices établis par des courtiers véreux n’accordent aucun droit ni à ces filles, ni aux enfants qui pourraient naître de ces unions éphémères », explique-t-elle. Même avis pour Nihad Aboul-Qomsane, présidente du Centre égyptien des droits de la femme, qui considère cette loi comme un pas important, bien qu’elle ne règle pas le problème de base. « Il est difficile de modifier du jour au lendemain les attitudes des Egyptiens, en particulier dans les régions rurales. Les mentalités sont bien plus difficiles à changer que les lois. Les parents vivant dans un milieu socioéconomique démuni sont analphabètes et continuent à traiter leurs filles comme une marchandise à vendre. Citons la ville de Hawamdiya, où de jeunes filles se sont mariées 60 fois avant leurs 18 ans », souligne-t-elle. Aboul-Qomsane assure que les choses ne changeront pas sans campagnes de sensibilisation de proximité expliquant les méfaits du mariage des mineures avec des hommes bien plus âgés. « L‘amélioration du niveau économique de ces familles démunies permettra également de limiter le phénomène. Il s’agit d’une série de causes autour desquelles gouvernement et société civile devraient agir fermement », conclut-elle.

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