« Pour préparer le trousseau de mes filles, j’ai pris l’habitude d’acheter à crédit. Je sais que je suis perdant car je vais payer plus cher. Mais c’est la seule solution pour moi, car mon revenu mensuel ne me permet pas de payer en une seule fois », explique hadj Youssef Al-Habachi. Ce père de famille, à la retraite, doit acheter pour sa benjamine tous les articles nécessaires à son mariage. D’habitude, hadj Youssef Al-Habachi se rend avec sa femme et la future mariée à la grande boutique populaire HA, située au coin de la rue 25, à Choubra Al-Kheima (ville du gouvernorat de Qalioubiya).
C’est un magasin bien connu dans ce quartier populaire et qui vend à crédit. Ce genre de magasins permet aux gens de milieux défavorisés d’acquérir certains articles dont le coût dépasse de loin leurs moyens. Pour hadj Youssef, aux revenus limités, le mode de paiement proposé par cette société lui convient parfaitement. Sur la façade du magasin est suspendue une immense pancarte sur laquelle on peut lire : « Ici, vous pouvez acheter cash ou à crédit sur 36 mois ».
A l’intérieur du magasin, on trouve un peu de tout : téléviseurs, réfrigérateurs, fers à repasser, aspirateurs, cuisinières, bref, l’électroménager de base, et des ustensiles de cuisine, des draps, des couvertures, des serviettes de toilette, des vêtements, ainsi que des tapis. Les rayonnages sont bien garnis, ce qui encourage les parents de la future mariée à s’endetter.
« J’ai acheté des articles pour une somme de 40 000 L.E., mais je dois payer 48 000 L.E., c’est-à-dire 8 000 L.E. de plus d’intérêts. Je dois rembourser cette somme sur une période de 60 mois. Et si je tarde à payer, les intérêts vont augmenter », affirme hadj Youssef. « Il m’arrive de tarder à rembourser car mon revenu mensuel ne dépasse pas les 4 000 L.E. Je suis obligé de verser la moitié de cette somme pour payer ce crédit. Mais, je n’ai pas d’autres choix pour marier ma fille », ajoute-t-il.
Les magasins de vente à crédit sont de plus en plus nombreux en Egypte : prêt-à-porter, électroménager, meubles, etc. Les propriétaires de ces magasins ont recours à cette méthode, surtout en période de récession. Quant au consommateur, il s’adresse à ce genre de magasins pour profiter des facilités de payement. Autrefois, les gens faisaient des gameiyas (cagnottes) pour pouvoir acheter des objets qu’ils ne peuvent pas payer comptant. Il s’agit de collecter chaque mois une somme d’argent d’un nombre précis de personnes et ce, pendant 10 mois ou plus. Chaque personne faisant partie de cette gameiya touche le total des sommes collectées chaque mois. Ainsi, si chaque personne paie 1 000 L.E. par mois, la somme perçue sera de 10 000 L.E.
« La première fois que je me suis associée à une gameiya, c’était en 1959. En ce temps-là, mon salaire était de 18 L.E. Chacun devait payer 2 L.E. par mois sur 10 mois. On était 10, et chacun de nous a reçu 20 L.E. », se souvient Camélia Naguib, une veuve, âgée de 79 ans et qui travaille à l’Organisme des impôts. Camélia explique que le but de cette gameiya était de s’offrir une jolie robe, un sac à la mode ou une belle paire de chaussures.
Le milieu des années 1980 a vu apparaître les crédits bancaires. Gasser Salah est un fonctionnaire issu de la classe moyenne. En 2012, Gasser a obtenu une carte Visa limitée à 20 000 L.E. Cette carte est délivrée uniquement pour les achats. Et malgré son intention initiale de ne s’en servir qu’en cas de nécessité absolue, il l’utilise régulièrement pour mener un style de vie bien au-dessus de ses moyens.
Gasser achète des vêtements durant la période des soldes, change fréquemment de portable, se rend avec sa femme et ses enfants dans les grands restaurants pour déjeuner en famille durant les week-ends. Et ce n’est pas tout. Gasser se sert de cette carte pour payer les frais de scolarité de ses deux enfants. Des dépenses qui, selon lui, sont essentielles. Et pourquoi pas, puisqu’il peut retirer facilement l’argent dont il a besoin et rembourser plus tard. Mais les crédits ont épuisé Gasser. Son revenu mensuel est de 6 000 L.E. et il doit rembourser à la banque 3 000 L.E. chaque mois, c’est-à-dire la moitié de son salaire. « J’ai alors commencé à m’endetter un peu partout, pour pouvoir au moins rembourser les intérêts », explique-t-il. Sa vie a été complètement chamboulée. Pour faire des économies, il a dû se serrer la ceinture. Mais sans résultat : « Je n’arrive même plus à alimenter mon compte puisque la banque continue de me prélever de l’argent. Le comble est que les agents de différentes banques continuent de me contacter chaque jour pour m’offrir des prêts de 60 000 L.E. ou 120 000 L.E. Ces employés sont comme des mouches qui vous collent au nez, ils ne vous laissent jamais tranquilles ».
Le système de vente à crédit existe en Egypte depuis les années 1960. (Photo : Yasser Al-Ghoul)
D’après le sociologue Yéhia Abdel-Hamid, la carte de crédit pour beaucoup d’Egyptiens est synonyme d’un nouveau style de vie. « Les Egyptiens ont de nouveaux besoins qu’ils n’ont pas nécessairement les moyens de payer, comme le téléphone portable qui est devenu aujourd’hui indispensable ». Il ajoute que l’Egypte est devenue une véritable société de consommation où les apparences passent avant tout. « Avec une carte de crédit, on croit avoir les moyens de payer, alors qu’en fait sans elle, on vit différemment ».
Le recours au financement bancaire est aujourd’hui plus important chez les hommes que chez les femmes. Il est plus important dans les foyers avec enfants. La génération entre 35 et 49 ans est celle qui achète le plus de voitures ou d’appartements grâce au crédit.
Appartenant à la classe aisée, Laïla et Amine forment un couple qui espérait mener une vie confortable.
Ils travaillent dans une grande société étrangère. Pour eux, l’achat d’une belle voiture représente une lourde dépense qui affecte leur budget. Entre l’achat du véhicule, l’assurance auto, les frais d’entretien et d’essence, impossible de tout payer d’un trait. Ils ont demandé un prêt de 100 000 L.E. Quelques années plus tard, après avoir remboursé le montant de la voiture, ils ont voulu s’offrir une villa à Tagammoe Al-Khamès. Pour réaliser leur souhait, ils ont obtenu un autre prêt de 200 000 L.E. « Nous avons pris cette décision car on louait un appartement à Massaken Sheraton à 4 000 L.E. par mois, et nous avons estimé qu’il était préférable de mettre cette somme dans un crédit pour acquérir une propriété », note Amine.
Aujourd’hui, le couple vit dans une grande villa de 400 m2. La bâtisse qui est entourée d’un grand jardin a certes du charme. « L’important aujourd’hui est que nous soyons des propriétaires et non des locataires », lance le mari. Mais ce couple doit verser, chaque mois, énormément d’argent à la banque : le prêt et les intérêts de la banque, soit au total 10 000 L.E.
C’est suite à ce genre de piège que les gens ont commencé à prendre conscience des méfaits du crédit. Manal Mahmoud, propriétaire d’un magasin de prêt-à-porter, a réalisé qu’elle se dirigeait vers un cul-de-sac, au fond duquel elle ne trouvera que la faillite. Et elle a commencé à se demander : « Comment suis-je arrivée là ? ». Finalement libérée de ses dettes grâce à l’aide de ses parents, elle craint désormais les cartes de crédit qu’elle qualifie de « peste » et s’étonne qu’on continue de lui en offrir, alors qu’elle n’en demande jamais.
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