Al-Ahram Hebdo : Le thème de la transformation structurelle en Afrique revient très souvent, comme dans le Rapport économique sur l’Afrique de 2014 publié par les Nations-Unies et l’Union africaine. Comment expliquez-vous ce terme et son importance ?
Randall Filer: Historiquement, les sociétés et les pays passent par un processus de changement de leurs orientations économiques. Au début, toutes les sociétés étaient agricoles. Lorsque la productivité des agriculteurs s’améliore, cela permet à une partie de la société de se diriger vers d’autres activités. En Occident, les pays se sont dirigés vers la production industrielle, puis vers les services, lorsqu’ils sont devenus plus riches. Maintenant, nous sommes en train de voir des pays en développement qui échappent au stade de l’industrialisation et qui dirigent directement le surplus de main-d’oeuvre agricole vers les services. C’est le processus à travers lequel l’économie devient plus complexe et abandonne ses activités peu productives au profit d’autres plus productives.
— Vous dites donc que les pays africains peuvent se développer sans passer par l’industrialisation...
— C’est un domaine de controverse. Je suis en désaccord avec certains de mes collègues. L’Afrique souffre d’un désavantage majeur. Le transport n’est pas facile. La géographie de l’Afrique avec ses rivières n’est pas facile à utiliser comme d’autres régions en Asie et en Amérique Latine. Par contre, l’Afrique bénéficie d’un grand avantage. Elle a beaucoup plus de terrains arables que toutes les autres régions, elle peut devenir le grenier alimentaire du monde. Je crois qu’il serait important que les pays africains se concentrent sur la hausse de leur productivité agricole ainsi que les services plutôt que sur l’industrie. Surtout les services liés à Internet qui ne sont pas handicapés par le transport difficile du continent.
— Cela est-il valable pour tous les pays africains ?
La part de l’emploi par secteur en Afrique (hors Afrique du Nord) en 2012.
— Je crois que l’Afrique du Nord est très différente de l’Afrique subsaharienne, car les pays du nord peuvent s’intégrer facilement à l’Union européenne. Mais si les pays africains décident de se concentrer sur la production industrielle, il sera important de savoir quoi produire. Ils ont un avantage frappant. Si je prends le Ghana à titre d’exemple, on trouve qu’une partie importante de la population est anglophone. La production des t-shirts bon marché avait lieu en Asie et dans d’autres régions. Cependant, avec le développement technologique qui permet à une femme au foyer de produire du prêt-à-porter, l’Afrique peut produire pour les maisons de haute couture pour lesquelles le prix des produits ne posera aucun problème. Par ailleurs, la communication sera facile, et il n’y aura pas besoin de recourir à la traduction. Les centres d’appels sont un très bon exemple de la transformation structurelle en Afrique qui a un avantage sur l’Inde dans ce domaine, l’Afrique de l’Ouest a seulement 4 heures de décalage horaire par rapport aux Etats-Unis. Les employés n’auront donc pas à travailler jusqu’à minuit pour répondre aux questions des Américains. Si on prend en considération le fait que les gouvernements africains ont des ressources très limitées pour les diriger vers l’infrastructure, on comprend que de telles activités sont très propices.
— Mais la production industrielle a toujours été le modèle de développement dont on parle le plus...
— L’Afrique n’est pas passée par le téléphone fixe. Elle est allée directement vers le portable. La production industrielle est comme le téléphone fixe, elle n’est peut-être pas ce dont l’Afrique a besoin. Je crois que l’Afrique serait compétitive dans les services, parce que le problème de l’Afrique est le chômage et le sous-emploi, la production industrielle moderne ne nécessite pas de main-d’oeuvre dense. Cependant, l’Afrique a le potentiel de développer des industries basées sur ses ressources naturelles, comme par exemple l’industrie du diamant, qui est extrait en Afrique, mais envoyé aux Pays-Bas pour fabriquer des bijoux. Pourquoi ne pas installer d’artisanat de diamant en Afrique qui produira pour les marchés de l’Ouest ?
— Pourquoi certains pays sur le continent ont-ils mieux fait que d’autres, bien qu’ils partagent le même profil ?
— On peut trouver des pays qui possèdent des richesses équivalentes, mais qui se sont développés différemment. Voyons par exemple la différence entre le Nigeria et le Botswana. Les deux pays ont des ressources minérales importantes, mais le Botswana a un gouvernement suffisamment inclusif et protecteur. Il n’est pas parfait, mais c’est un gouvernement raisonnable qui gère mieux les ressources du pays que dans d’autres pays. La démocratie est importante, mais ce qui est encore plus important c’est l’autorité de la loi, la protection des droits des individus et le sentiment que tout le monde fait partie de la même société.
— Mais l’Afrique semble encore loin du modèle dont vous parlez étant donné les conflits qui persistent encore dans bon nombre de pays africains. Qu’en dites-vous ?
— On sait tous que l’Afrique a débuté avec un désavantage étant donné que les frontières entre les pays ont été imposées de façon artificielle, mais il serait difficile de changer cette situation maintenant. D’une façon ou d’une autre, les Africains doivent développer le sentiment de dévouement à la Nation plutôt que l’affiliation tribale. Les investisseurs veulent que leurs investissements soient en sécurité. Si les gens croient que les pays africains sont politiquement stables, il deviendra plus facile, pas seulement pour les étrangers, mais pour les Africains mêmes, d’investir dans les équipements. Cela est également important pour l’agriculture. Il n’est pas possible de développer le secteur agricole si les gens ne veulent pas et ne sont pas capables d’acheter le tracteur et les machines nécessaires.
— La modernisation agricole peut-elle avoir un effet négatif sur l’emploi, et donc sur le niveau de vie ?
— La main-d’oeuvre devra quitter les fermes. C’est ça la transformation structurelle. Mais l’idée n’est pas de laisser les gens sans emploi, il faut chercher des solutions. Les gens peuvent créer des coopératives, des sociétés de services, ils peuvent louer des machines, mais ils doivent bouger des fermes et recevoir le soutien d’autres pays. L’Europe et les Etats-Unis peuvent aider en ouvrant leurs marchés aux produits agricoles africains.
— Les pays Occidentaux imposent des barrières commerciales, et la décision d’ouvrir leurs marchés est en plus liée à la politique intérieure de ces pays. N’est-ce pas là un obstacle ?
— Bien sûr, tout est très politique. Ils ne vont pas ouvrir leurs marchés facilement, mais je crois qu’il y a une fenêtre ouverte. L’Afrique est exclue de ce domaine à cause des larges subventions agricoles que les paysans des pays occidentaux reçoivent comme en Europe et aux Etats-Unis. Ces pays souffrent de pressions budgétaires énormes pour le moment. Si les pays africains continuent à faire pression, l’Europe peut éventuellement envisager une baisse des subventions agricoles. C’est peut-être difficile, mais pas impossible.
Les services créent plus d’emplois que l’industrie
Contribution à la croissance du PIB par secteur
(2005-2009)
La majorité des emplois en Afrique sont dans le secteur agricole qui absorbe 62% de la main-d’oeuvre, contre seulement 8,7% dans l’industrie. Le déplacement de la main-d’oeuvre dans les années 2000 du secteur agricole s’est surtout fait vers les services qui offrent 29,3% des emplois sur le continent en 2012, contre 25,7%, selon le rapport intitulé « Politique industrielle dynamique en Afrique » réalisé par les Nations-Unies et l’Union africaine. La part de l’industrie dans la création d’emplois a augmenté avec un taux maigre de 0,8% au cours de la même période. Le problème essentiel en Afrique réside dans le fait que la plupart des Africains sont bloqués dans des emplois précaires, mal payés et peu productifs, selon le rapport, avec 46,5% de travailleurs qui gagnaient moins de 1,25 dollar par jour en 2012.
Source: Rapport économique sur l’Afrique 2014 des Nations-Unies et de l’Union africaine (Calcul établi d’après l’OIT).
Les services, promoteurs de la croissance
Bien que la partie la plus importante de la main-d'oeuvre en Afrique soit dans le secteur agricole, la contribution de l'agriculture dans la croissance dépasse à peine les 20 %.
La contribution la plus importante dans la croissance vient des services avec environ 54 %. L'industrie a, au cours des années 2000, pris la place de l’agriculture, qui vient maintenant en dernier. Les services gardent leur place au premier rang depuis les années 1960 avec de légères fluctuations, mais leur contribution a dépassé les 50 % pour la première fois au début des années 1990.
Source : Idem, mais les calculs sont effectués d’après les indices du développement dans le monde.
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