Al-Ahram Hebdo : Un projet de loi sur la protection sociale est actuellement devant le Conseil des députés. Pourquoi ?
Shérine El Shawarby : Les deux programmes d’assistance en espèces ont été introduits en 2014 et leur application a été accélérée en 2015, en anticipation des effets de certaines mesures économiques qui peuvent porter atteinte au pourvoir d’achat des familles les plus vulnérables.
Takafol est un programme de transfert monétaire conditionné destiné aux familles pauvres qui ont des enfants en âge de scolarisation. Karama est un programme de transfert monétaire non conditionné, ciblant les personnes qui sont systématiquement pauvres, c’est-à-dire qui n’ont pas la possibilité d’améliorer leurs conditions économiques en raison d’un handicap, d’une invalidité ou de l’âge avancé (plus de 65 ans).
En parallèle, nous avons depuis des décennies un autre programme de transfert monétaire aux plus démunis, sous le nom de « Pension de sécurité sociale » ; celle-ci est plus limitée en nombre de bénéficiaires. La loi vise donc à remplacer cette pension, qui offre des paiements mensuels inférieurs, par Takafol et Karama, et unifier les critères d’éligibilité. La loi vise aussi à diversifier les catégories des personnes bénéficiaires, notamment les veuves et les femmes divorcées et séparées.
La loi met en place, pour la première fois, un mécanisme pour les plaintes et des critères pour exclure les bénéficiaires dont les conditions se sont améliorées. Il y a aussi la question de savoir comment identifier les pauvres.
Nous avons besoin d’une formule statistique, définie par la loi, qui permet de détecter les personnes qui ont besoin de l’aide sociale au lieu de compter uniquement sur le jugement des employés du ministère de la Solidarité sociale.
J’espère que la loi fixera un certain seuil pour ces allocations (2 % du PIB par exemple). Pour le moment, le montant du transfert mensuel est fixé en fonction des ressources fiscales disponibles auprès du gouvernement. Il serait préférable, en plus, de fixer un montant mensuel en fonction du seuil de pauvreté.
— Pouvez-vous expliquer cette formule ?
— C’est une formule statistique basée sur ce qu’on appelle « les tests des moyens de subsistance », utilisée par beaucoup d’autres pays qui ont précédé l’Egypte.
11 millions de familles ont présenté leurs demandes pour bénéficier de Takafol et Karama, 5 millions en bénéficient à présent. Toutes les familles ont répondu à des questionnaires qui visent à évaluer leur degré de vulnérabilité. Ce sont majoritairement des familles pauvres ou quasi pauvres. Ces réponses sont ensuite vérifiées à l’aide de bases de données gouvernementales pour voir si les demandeurs de Takafol et Karama possèdent une voiture ou non, un terrain, un numéro de sécurité sociale, etc. A chaque critère est attribuée une note, calculée en fonction d’un coefficient. Le total des notes ne doit pas être supérieur à un certain seuil pour accéder au programme de transferts en espèces.
— Mais cette méthode a été critiquée par certains, car elle ne permet de détecter que 25 % des personnes qui se trouvent dans le besoin. Qu’en dites-vous ?
— Cette méthode représente un compromis. Car, si l’on veut arriver à un plus grand nombre de bénéficiaires parmi les plus pauvres, il faut accepter un nombre plus grand de non bénéficiaires relativement plus aisés. Il fallait donc trouver un point d’équilibre.
Le président Sissi a accepté qu’il y ait un taux élevé d’erreurs pour inclure le plus grand nombre de pauvres possible. Ainsi, nous avons assoupli les critères pour parvenir aux pauvres et aux quasi-pauvres.
Ceci dit, le mieux est d’avoir un complément statistique. On peut en parallèle appliquer d’autres types de ciblage comme le ciblage communautaire et créer un espace pour les bénéficiaires et les pauvres non bénéficiaires, afin qu’ils s’expriment.
— Comment peut-on optimiser les programmes Takafol et Karama ?
— Ces programmes ont fait l’objet de deux évaluations indépendantes en moins de dix ans. Le ministère de la Solidarité sociale a corrigé beaucoup de fautes. Le processus de correction est continu.
La loi devrait améliorer la gestion des programmes de protection sociale. Pour le moment par exemple, il y a 500 000 familles qui bénéficient de Takafol et Karama, mais qui sont hors du système gouvernemental. Elles reçoivent leurs dus à travers la coalition nationale des ONG (un rassemblement d’ONG philanthropes proches du gouvernement). Il y a beaucoup de questions concernant cet arrangement : est-ce que ces familles sont éligibles selon les critères du gouvernement, et est-ce qu’elles font partie du registre national des familles vulnérables ? Si la réponse à ces questions est non, je ne peux pas les compter parmi les bénéficiaires de Takafol et Karama.
— Pensez-vous que le gouvernement augmente le nombre de bénéficiaires de Takafol et Karama ou bien qu’il le réduise ?
— Le nombre des pauvres est en augmentation étant donné la croissance démographique. Les programmes Takafol et Karama ne couvrent à présent que 60 % de ceux qui vivent en dessous du seuil national de pauvreté (857 L.E. par mois en 2019).
Je ne crois donc pas que le nombre de bénéficiaires baisse. Mais je crains que l’on ne soit amené à diminuer le montant réel des transferts. Le montant des transferts a diminué si on le compare au seuil de pauvreté.
Les allocations de Takafol et Karama par rapport au PIB ont également diminué, passant à 0,24 % du PIB lors de l’exercice fiscal 2023-2024, contre 0,48 % en 2018.
— Pourquoi est-il important d’identifier les pauvres ?
— J’appelle le gouvernement à moderniser la base de données sur la pauvreté. Il est très important de mesurer l’impact des programmes visant à améliorer le niveau de vie des Egyptiens, et cela ne se fait que via ces données.
Malheureusement, les derniers chiffres sur la pauvreté ont été publiés en 2020, sans rendre disponibles, aux chercheurs, les données collectées par l’Enquête sur les revenus et les dépenses des ménages. En 2022, ni les chiffres sur la pauvreté ni les données n’ont été rendus publics.
Or, rendre disponible ce type de données est bénéfique pour l’Etat, car chacun va décrire le côté qu’il voit, chaque chercheur va analyser les données d’un angle différent. Et c’est la complémentarité des recherches qui offre aux décideurs la vision la plus large et la plus globale.
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