En Aout 2021, le Fonds Monétaire International (FMI) allouait, en vertu des Droits de Tirage Spéciaux (DTS), 650 milliards de dollars aux pays membres, dont ceux de la région Mena (Moyen-Orient et Afrique du Nord). C’est de loin la plus grande allocation de l’histoire de l’institution financière. « L’objectif est d’offrir des liquidités supplémentaires au système économique mondial, afin de renflouer les réserves des pays et alléger leurs besoins de s’endetter, qu’il s’agisse d’un endettement domestique ou extérieur », avait expliqué la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva. Car il fallait aider les pays à surmonter la crise économique et à remédier aux taux de chômage record et à la multiplication des inégalités sociales, tous dus à la pandémie de Covid-19. Les DTS ne sont pas une dette et leur attribution n’est liée à aucune condition. Le FMI a permis aux différents pays de s’en servir pour la première fois au-delà de leur utilisation classique pour couvrir les dépenses publiques accrues durant la pandémie. Deux rapports régionaux indépendants ont suivi ces fonds et ont trouvé que l’impact de cette distribution généreuse des DTS a été atténué par plusieurs facteurs. Il s’agit d’un rapport de l’organisation onusienne ESCWA (Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale) en 2022 et d’un autre rapport récemment publié par le bureau régional de l’ONG Oxfam.
Cet impact limité est dû d’abord à l’injustice inhérente au système du FMI, qui a fait que la plupart des DTS ont été alloués aux pays à revenus élevés. « Chaque pays possède un quota de DTS auprès du FMI. Les pays qui ont un grand PIB ont un grand quota », explique Ahmad Awad, économiste jordanien et président du centre de recherches Phenix. Résultat : 10 pays seulement possèdent 53 % des quotas de DTS. « Puisque les DTS sont distribués d’après des quotas précis, la plupart ont été alloués aux pays les plus riches », souligne Awad. Ainsi, les Etats- Unis se sont emparés de 17,4 % des DTS. A l’exception de la Grèce, qui a utilisé sa part de DTS pour rembourser sa dette au FMI, aucun pays riche n’a utilisé cet argent. Les pays en développement ou émergents ont reçu 275 milliards de dollars en DTS, les pays à faibles revenus ont reçu 21 milliards de dollars. Quant aux 54 pays africains, qui représentent 17 % de la population mondiale, ils n’ont reçu que 5 % de l’ensemble des DTS.
Injustice
Pour essayer de remédier à cette injustice, le FMI a créé un mécanisme à travers lequel les pays riches peuvent volontairement offrir leurs DTS excédentaires à d’autres pays qui en ont besoin. Il s’agit du Fonds pour la réduction de la pauvreté et la croissance. Pourtant, pour le moment, il n’y a eu aucun transfert volontaire par le biais de ce mécanisme. Un autre fonds a été créé quelques mois plus tard dans le même but. Il s’agit du Fonds fiduciaire pour la résilience et la durabilité. L’Australie, le Canada, la Chine, la France, le Japon, la Corée et l’Espagne ont promis d’y contribuer à travers leurs DTS. En fin de compte, un seul pays en a profité, à savoir la Barbade. Pour Awad, ce manque d’enthousiasme s’explique par le fait que ces deux mécanismes transforment les DTS en dettes qui doivent être remboursées. Les pays de la région Mena font partie des pays dont les quotas de DTS sont petits. Ils ont reçu au total 35 milliards de dollars en DTS. L’Arabie saoudite, qui détient le plus grand quota de la région (2,1 %) s’est vu allouer plus de 9,5 milliards de dollars en DTS. La Jordanie a reçu la plus petite somme de 328,8 millions de dollars. En guise de comparaison, les Etats-Unis ont reçu 79 milliards de dollars en 2021. L’ESCWA juge que « ces allocations sont trop petites pour couvrir les besoins en matière de protection sociale et de réformes économiques dans les pays de la région Mena ». En effet, les DTS alloués à la région Mena ne couvraient que 7 % des besoins de financement de la Jordanie, 2 % des besoins de l’Egypte, 6 % des besoins de l’Iraq et 34 % des besoins de l’Arabie saoudite.
Rembourser les dettes
Face à la pandémie, les gouvernements arabes ont offert des supports fiscaux limités, soit 4 % du PIB en moyenne, contre une moyenne mondiale de 22,6 %, d’après les chiffres de l’ESCWA. Pour Oxfam, les allocations, petites comparées aux besoins, peuvent toutefois jouer un rôle important pour alléger les crises. En Iraq par exemple, les allocations ont permis d’augmenter de 119 % les dépenses publiques sur la santé. « Aussi injuste qu’elle soit, cette allocation reste la plus grande aide non remboursable offerte aux pays en développement », explique le rapport. En gros, Oxfam estime que la moitié des allocations en DTS auraient pu couvrir les coûts de 3 vaccinations à toute la population de la région.
En Tunisie, les liquidités excédentaires ont été dirigées vers les dépenses publiques, notamment les salaires.
Mais la majorité des pays de la région ont utilisé ces extra-liquidités pour rembourser une partie de la dette due au FMI. Un mois seulement après l’allocation de 2021, le Liban, la Tunisie et la Jordanie ont échangé leurs DTS en dollars (1 DTS = 1,4 dollar). En novembre 2022, la Jordanie n’avait plus que 8 millions de DTS sur les 490 millions qui lui avaient été alloués sur plusieurs années. Le Liban a également épuisé tous ses avoirs en DTS. Il ne lui reste plus que 1,2 million de DTS sur les 800 millions cumulés pendant des années. L’Egypte, quant à elle, a utilisé une grande partie de sa part en DTS pour rembourser au FMI une partie de sa dette (voir encadré). L’Arabie saoudite, le plus grand bénéficiaire de DTS de la région, les a utilisés pour financer son budget, mais aussi pour soutenir ses deux grands alliés politiques, l’Egypte et le Pakistan, sous forme d’emprunts. Il n’est cependant pas clair si d’autres pays ont également reçu des aides saoudiennes. « Il semblerait que les gouvernements de la région aient réalisé pour la première fois, avec cette dernière allocation, qu’ils pouvaient utiliser leurs réserves cumulées en DTS différemment », conclut le rapport d’Oxfam.
Manque de transparence
On remarque l’absence complète de débat public sur les meilleures manières d’utiliser les DTS. Une fois offertes aux pays de la région, ces liquidités ont souvent fait l’objet de litiges et de confrontations entre les ministères des Finances et les Banques Centrales. En Jordanie par exemple, d’après Ahmad Awad, qui a interviewé des responsables du gouvernement sur le sujet, la Banque Centrale a gardé pendant des mois les DTS en tant que réserves monétaires. Le ministère des Finances a dû recourir au bureau gouvernemental d’interprétation des lois pour pouvoir libérer la somme et l’échanger en monnaie locale. Il n’est cependant pas clair quelles dépenses elle a permis de combler. Le rapport d’Oxfam note de manière générale le manque de transparence dans les pays arabes, où les DTS reçus du FMI ne paraissent pas dans les budgets et ne sont pas mentionnés dans les communiqués officiels. A l’exception de la Tunisie, où la présidence a publié un décret autorisant l’échange des DTS en dinars pour être ensuite transférés au ministère de l’Economie et des Finances. L’équivalent en dinars a permis de combler certaines dépenses publiques, notamment les salaires et les pensions des fonctionnaires de l’Etat.
Nouvelle allocation en 2023 ?
Etant donné les difficultés économiques sur le plan mondial avec les répercussions de la guerre en Ukraine, 130 ONG dans les quatre coins du monde ont signé une pétition auprès du FMI pour distribuer une nouvelle allocation de DTS. La pression augmente sur l’institution monétaire avec l’approche des réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale, qui se tiendront pour la première fois dans la région Mena, à Marrakech, en octobre prochain. L’ESCWA a rejoint cet appel. Déjà, les Etats-Unis ont passé une loi encourageant le gouvernement américain à soutenir une allocation supplémentaire à hauteur de 2 trillions de DTS. Même avec le système de distribution injuste, ce volume permettrait un financement énorme d’après les calculs d’Oxfam.
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