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Ibrahim Al-Badawi : La région a besoin d’un nouveau contrat social

Salma Hussein, Lundi, 24 mai 2021

A l’occasion de la 27e conférence du Forum des recherches économiques (ERF), qui réunit responsables et économistes de la région MENA, Ibrahim Al-Badawi, directeur général du forum et ex-ministre soudanais des Finances, revient sur les répercussions du Covid-19 et le changement dans la région.

Ibrahim Al-Badawi

Al-Ahram Hebdo : Quel est, selon vous, l’impact du Covid-19 sur les pays de la région MENA et sur les Objectifs de Développement Durable (ODD) 2030 ?

Ibrahim Al-Badawi: Le virus a mis les économies arabes face à un double choc économique. D’une part, il y a eu un impact direct sur les marchés du travail, conséquence directe du confinement dû à la dété­rioration de la situation, qui a conti­nué dans certains pays en 2021. Les systèmes de santé ont été sujets à de fortes perturbations. Les gouverne­ments sont appelés à consacrer plus d’argent aux aides sociales et au secteur de la santé. En revanche, l’espace fiscal devient de plus en plus restreint.

D’autre part, il y a un impact indi­rect sur les économies non pétrolières comme la Tunisie, le Maroc ou la Jordanie, qui dépendent des marchés du travail dans les pays du Golfe et de leurs investissements directs et indi­rects. Ils dépendent aussi du secteur du tourisme. Les économies pétro­lières, elles, ont connu une grande baisse de leurs revenus en raison de la baisse des cours. En gros, la région a connu un recul de 3,8% de son PIB. Certains pays ont cependant subi un choc moins profond grâce à la diversi­fication de leurs économies.

Le coronavirus a dévoilé le besoin de trouver de meilleurs moyens d’ex­ploiter les ressources dans chaque pays, pour réaliser les objectifs de développement durable, surtout la lutte contre la pauvreté, la protection sociale et la restructuration de l’éco­nomie.

— Quel sera, selon vous, le rôle des Etats au cours de la période post-Covid-19 ?

— En plus des tâches connues comme la défense, la justice et la sécurité, l’Etat devra assumer deux nouvelles fonctions. D’abord la pro­tection sociale et les subventions directes des ménages. Il y a des efforts ici et là dans cette direction, comme par exemple l’expansion du pro­gramme des transferts monétaires aux familles les plus démunies en Egypte. Il faut à mon avis s’inspirer du modèle de l’Etat providence dans les pays scandinaves, comme le préconise l’économiste américain Jeffrey Sachs. En second lieu, il faut créer des rap­ports directs entre la population et les gouvernements, sans médiateurs. Cela peut avoir lieu à travers les plate­formes numériques et les réseaux sociaux. Par exemple, au Kenya ces plateformes ont joué un rôle important dans l’inclusion financière et dans la responsabilisation de la femme, ainsi que dans la formalisation de l’écono­mie informelle. A Nairobi, une entre­prise a utilisé les méga-données dis­ponibles sur les petites et moyennes entreprises pour tailler sur mesure des méthodes de financement adaptées à leurs besoins.

En ce qui concerne les pays arabes, je pense que les pays du Golfe sont mieux positionnés. Le revenu moyen de l’individu est assez élevé, entre 20000 et 40000 dollars par an, et l’Etat offre des services publics et une protection sociale à ses citoyens. Mais il faut souligner qu’un grand nombre de résidents étrangers ne bénéficient pas de cette protection. Les autres pays de la région peuvent être classés en trois catégories. La première est celle des économies diversifiées et à revenu moyen qui ont des bases de données et un ministère spécialisé dans la protection sociale. La deuxième catégorie est celle des pays pétroliers à revenu moyen, comme l’Algérie et l’Iraq. Ils connais­sent de grands défis et sont moins armés. Enfin, la troisième catégorie est celle des pays pauvres qui sont en conflit armé ou qui souffrent d’insta­bilité, comme la Libye, le Soudan ou le Yémen. On peut ajouter également la Somalie et Djibouti. Ce sont des pays pauvres mais plus stables. Cependant, quelles que soient leurs catégories, ces pays ont besoin d’améliorer l’efficacité de leurs pro­grammes sociaux. Contrairement aux pays de l’Est asiatique, les objectifs de développement durable à l’horizon 2030 ne sont pas à portée de vue dans les pays de la région.

— On a vu des révoltes au Soudan, en Algérie et en Iraq. Les appels à la justice sociale ne se sont pas encore matérialisés aux yeux des populations. Comment donc réaliser l’Etat providence dans les pays arabes ?

— La politique et l’économie sont intrinsèquement liées. Les slogans politiques des révoltes montrent que les populations sont en quête de jus­tice sociale. Le pays qui peut offrir les services de base tout en soutenant le développement économique jouira de la stabilité. Les pays qui échouent à mettre en place des économies pro­ductives durant les périodes de transi­tion ne jouiront pas de stabilité. Prenons l’exemple du Soudan. Avant la révolution, la guerre civile s’était déclenchée en raison des grandes dis­parités entre les régions situées autour du Nil et celles, marginalisées, situées loin du fleuve. Des voix se sont éle­vées critiquant « l’élite du Nil » qui domine les ressources et le pouvoir. Pour avancer en période de transition, il faut une paix intérieure, mais sur­tout une transition économique qui redistribue les ressources au profit des régions longuement défavorisées.

En Egypte, le développement doit s’étendre à des régions autrefois négligées comme le Saïd (sud du pays). La région a besoin d’un nou­veau contrat social. Les pays qui réussiront sont ceux qui auront mis en place des projets nationaux inclu­sifs et des programmes économiques qui s’adaptent aux grandes muta­tions économiques dans le monde, notamment en matière d’éducation, d’emploi et de numérisation.

— Vous avez été choisi comme membre du Haut Conseil consul­tatif de l’Onu, que pensez-vous du problème alarmant de la hausse de l’endettement étranger dans les pays en développement et sous-développés ?

— Il y a un mouvement global qui essaie de régler ce problème pour prévenir une série de faillites et de détresses économiques et sociales. La semaine dernière, le Haut Conseil s’est réuni pour la première fois. Le thème principal de la réunion était l’endettement des pays en dévelop­pement et sa relation avec la réalisa­tion des objectifs du développement. La restructuration des dettes est une équation positive qui profite au cré­diteur aussi bien qu’au débiteur. Il faut dire qu’une reprise rapide des économies émergentes, dont celles des pays arabes, renforce la demande mondiale, et donc réanime l’écono­mie globale. J’appelle la Ligue arabe à adopter cette vision.

Au cours de la prochaine étape en sortant de la pandémie, il y aura un grand besoin de restructurer la dette, mais certains pays seront exception­nellement moins en détresse en ce qui concerne le fardeau du rembour­sement. J’invite ces pays à renforcer les recettes fiscales, car ils seront quand même dans une situation déli­cate. Le Soudan, par exemple, a hérité d’un endettement colossal de 60 milliards de dollars. Une somme qui n’a pas permis d’améliorer les infrastructures du pays et qui a été gaspillée par un régime corrompu et inefficace, laissant le grand fardeau de rembourser cette dette. Heureusement, la communauté inter­nationale s’est entendue pour alléger cette dette durant la période transi­toire. Le Fonds monétaire devrait la réduire à 15 milliards de dollars, dans le cadre d’une initiative en faveur des pays pauvres les plus endettés. Le Liban fait face à un problème simi­laire. Il en sera prochainement de même pour la Libye et le Yémen, dans le contexte de l’après-guerre. Il n’y a aucun embarras d’avoir recours à de telles mesures qui profitent à toutes les parties. Tous les pays doi­vent saisir l’opportunité et mobiliser leurs ressources afin de pouvoir financer des programmes indispen­sables de protection sociale .

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