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Economie turque : L’incertitude

Amani Gamal El Din, Mercredi, 18 novembre 2020

En chute libre depuis le début de l’année, la lire turque s’est très légèrement ressaisie après le changement de plusieurs personnalités-clés au sein du gouvernement. Les politiques monétaires et les réformes structurelles à venir ne sont cependant pas claires. Analyse.

La lire turque se ressaisit légèrement et progresse de 3 % cette semaine en s’échangeant à 8,1840 TRY contre le dollar et à 9,80 contre l’euro. En chute libre depuis le début de l’année, la devise turque avait perdu près de 35 % de sa valeur face au billet vert. La semaine dernière, elle avait connu une dégringolade sans précédent, s’échangeant à 8,5253 TRY contre le dollar.

Bloomber estime qu’Ankara a injecté au moins 100 milliards de dollars pour soutenir la lire depuis le début de l’année dernière. Mais ces efforts ont été insuffisants. Selon les agences de notation, la lire fait partie ce mois-ci des devises ayant enregistré les pires performances dans les marchés émergents.

Le redressement de la monnaie est intervenu après une semaine tumultueuse et l’annonce d’un changement surprenant de personnalités économiques-clés au sein du gouvernement. Le gendre du président Recep Tayyip Erdogan et homme fort du pays, Berat Albayrak, a démissionné de son poste de ministre des Finances, et le gouverneur de la Banque Centrale a été limogé et remplacé par l’ancien ministre des Finances, Naci Agbal.

Après la nomination de Berat Albayrak il y a deux ans au poste de ministre des Finances, Ankara a souffert d’une crise monétaire sans précédent. La devise turque a atteint ses plus bas niveaux face au dollar et à l’euro. La chute de la lire a été accompagnée d’une inflation galopante qui, selon les rapports de la Banque Centrale, est projetée à 11,9 %. Résultat : une hausse des prix des produits de consommation. D’autres maux macroéconomiques sont venus s’ajouter à cette hausse des prix comme la hausse du déficit du compte courant, estimé à 3,7 % du PIB en 2020, selon le Fonds monétaire international, et le recul des réserves en devises étrangères. L’institution financière internationale prévoit également une hausse du chômage à 14,6 % en 2020. Il devrait cependant reculer à 12,4 % en 2021.

Lorsque la dégringolade de la lire a commencé en 2018, les économistes du Staff report du FMI avaient prévu une surchauffe économique (Economic overheating). La surchauffe économique survient lorsqu’une économie réalise des taux de croissance élevés et que sa capacité productive est incapable de répondre aux besoins de la demande. Le résultat est une inflation étouffante accompagnée d’un déficit du compte courant. « L’économie turque dépend de la forte consommation plus qu’elle ne dépend de l’exportation, l’industrialisation et l’épargne comme dans les pays de l’est de l’Asie et la Chine », explique Dr Amr Adly, professeur d’économie à l’Université américaine du Caire. « Les problèmes de l’économie turque sont structurels et datent de 2008. Les taux de consommation sont élevés et il y a un déficit du compte courant, surtout qu’Ankara est un net importateur de produits pétroliers. La consommation, le déficit du compte courant et le service de la dette étaient financés par une énorme dette sous forme d’obligations sur les marchés financiers mondiaux », analyse Hussein Suleiman, expert économique au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. Ce problème s’est aggravé par la crise du Covid-19, la contraction de la croissance mondiale de 4,9 % et les projections négatives pour la plupart des pays dont la Turquie pour laquelle le FMI prévoit un PIB réel de -5 %. « Les exportations et le tourisme sont des sources essentielles de devises étrangères. Les revenus du tourisme étaient estimés à 30 milliards de dollars avant la pandémie. Ajoutons à cela les conditions géopolitiques non favorables », explique Hussein Suleiman.

Rectifier le tir

Capital Economicsaffirme que le départ du ministre des Finances et du gouverneur de la Banque Centrale pourrait amener un changement des politiques monétaires. La Turquie s’orienterait alors vers des politiques plus orthodoxes, favorisant une hausse des taux d’intérêt. C’est ce qui a été d’ailleurs signalé dans le premier communiqué du nouveau gouverneur, Agbal, qui a dit, lors d’une réunion le 28 octobre consacrée à l’annonce des chiffres de l’inflation, que « la banque n’hésitera pas à prendre les mesures nécessaires, y compris la hausse des taux d’intérêt, pour combattre l’inflation située à 11,9 %, ce qui représente le double de la fourchette ciblée par le gouvernement ».

Erdogan et Albayrak étaient de farouches opposants aux taux d’intérêt élevés. Ils pensaient, à l’encontre de toutes les théories économiques, que la hausse des taux d’intérêt devait être combattue, car elle provoquait la hausse de l’inflation et portait atteinte à l’emploi. « Pendant des années, le gouvernement turc a donné la priorité à des politiques monétaires expansionnistes basées sur l’emprunt, ce qui a alimenté l’inflation, affaibli la livre et alourdi le fardeau d’une dette écrasante libellée en devises étrangères. Il faut savoir que l’environnement économique n’était pas favorable aux investisseurs étrangers. Il en a résulté la fuite des capitaux par milliards », explique Hussein Suleiman.

La Banque Centrale turque avait augmenté les taux d’intérêt à deux reprises. La première hausse était en juillet 2018, lorsque les taux d’intérêt ont été augmentés de 625 points afin de calmer les investisseurs sur l’ingérence du président Erdogan dans les politiques de la banque, amenant les taux d’intérêt à 24 % au lieu de 17,75 %. Une série de baisses a ensuite suivi. Et la seconde hausse, de 200 points, a eu lieu en septembre 2020. Les taux d’intérêt étaient alors à 10,25 %.

Bien que le nouveau gouverneur ait parlé d’un plan d’urgence pour augmenter les taux d’intérêt, qui sera annoncé au cours de la prochaine réunion du comité des politiques monétaires, prévue le 19 novembre, il faut attendre pour voir surtout qu’Agbal fait partie de la garde d’Erdogan. « Le problème essentiel doit être traité, à savoir le manque d’indépendance et de crédibilité des politiques monétaires », a déclaré, au Financial Times, Ulrich Leuchtmann, responsable de la recherche auprès de Commerzbank.

Hussein Suleiman estime que la réforme des politiques monétaires et l’indépendance de la Banque Centrale ne suffiront pas seules à redresser l’économie, très mal en point. Parallèlement à ces mesures, il faut des réformes structurelles. « La première mesure est de libéraliser les taux de change, ce qui permettra de réduire immédiatement l’inflation et d’augmenter le flux des devises étrangères, ce qui se traduira par une hausse des liquidités sur le marché. Il faut aussi réduire l’emprunt en pourcentage du PIB, l’importation et les dépenses budgétaires », analyse Hussein Suleiman. Les évaluations de risques disent que l’économie turque est une vraie bombe à retardement. Et de s’interroger : « Erdogan et ses économistes comprendront-ils que les outils avec lesquels ils gèrent l’économie sont désuets et qu’un autre catalogue doit être utilisé ? ». L’incertitude plane sur le destin de l’économie turque. Une économie qui a connu par le passé des taux de croissance importants frôlant les 5 et 6 % après l’arrivée d’Erdogan au pouvoir en 2003 et jusqu’en 2018.

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