Al-Ahram Hebdo : Le poste que vous venez d’occuper intervient dans un moment difficile pour les pays en développement et les pays arabes …
Mahmoud Mohieddin : Le Fonds Monétaire International (FMI) gagne une importance vitale en temps de crises, où il offre son assistance, soit en injectant des liquidités, ou en aidant à la consolidation du budget et de la balance de paiement, ou bien à travers la restructuration de la dette. Cette fois-ci, nous faisons face à la plus grande crise de son histoire. La demande d’assistance est à son apogée. Le conseil d’administration du FMI — que j’ai rejoint comme membre et représentant d’un nombre de pays arabes ainsi que des îles Maldives — est un corps constitué de 24 membres, qui aide la directrice à la prise de décision à côté des experts, ainsi qu’au suivi des consultations régulières des pays membres. C’est un groupe diversifié, qui rassemble des économies de différents poids : l’Iraq, les pays du Conseil du Golfe (sauf l’Arabie saoudite), le Yémen, la Jordanie, le Liban, l’Egypte et les Maldives. Certains sont exportateurs de pétrole, les autres en sont importateurs. Certains ont déjà des programmes d’assistance avec le fonds, d’autres ont besoin d’une assistance plus proche que les consultations régulières, comme le Liban, en détresse même avant la crise du Covid-19. J’imagine que le Liban sera bientôt d’une importance bel et bien due.
Outre les sujets régionaux, il y a aussi les sujets thématiques, comme le changement climatique, la lutte contre la pauvreté, et tout ce qui a un rapport avec la numérisation. Ce sont des sujets que j’ai suivis de près lors des dernières années sur le plan mondial, soit en tant que vice-président de la Banque mondiale ou en tant qu’envoyé spécial de l’Onu pour les Objectifs de Développement Durable (ODD 2030). Ces sujets ainsi que d’autres questions concernant les pays en développement sont naturellement débattus, au-delà de la définition du groupe que je représente, mais ils restent toujours parmi les espaces où je peux jouer un rôle de coordination.
— Comment le monde de l’après-Covid posera-t-il des difficultés sur les pays en développement, notamment le groupe dont vous représentez ?
— Il y a trois niveaux de conséquences, le premier est l’impact très lourd de la pandémie sur la santé des populations. Le deuxième est l’impact sur l’économie mondiale, marqué par la contraction de la croissance qu’on témoigne déjà. Je réfute les estimations optimistes d’une relance rapide. Je vois plutôt une reprise graduelle, prenant une courbe à la forme U, plutôt que V. On espère également que le fond de la courbe en U ne sera pas trop profond. Mais cela dépend de la seconde vague de la pandémie et de sa gravité. Les conséquences sont notamment néfastes sur le chômage. L’Organisation internationale du travail a estimé qu’un demi-milliard d’individus ont perdu leur travail sur le marché formel, le nombre va plus que doubler si l’on considère le marché informel. Le troisième niveau est celui de la stabilité fiscale et monétaire des pays. Tout arrangement économique doit donc traiter en parallèle ces trois nivaux : quelles sont les mesures adéquates pour soutenir le secteur de la santé et les systèmes de protection sociale et ajouterais-je aussi l’éducation ; comment soutenir l’économie jusqu’à ce que la tempête passe ; et enfin, comment gérer les dettes cumulées. Et ce, sans toutefois négliger la numérisation accélérée et la durabilité climatique.
— Comment un tel agenda peut-il être applicable à l’ensemble des pays que vous représentez, très différents les uns des autres ?
— Je regarde l’affaire selon la perspective de la « localisation du développement ». Ces pays sont caractérisés non seulement par des inégalités entre eux, mais surtout des inégalités internes : la capacité à analyser les spécificités de chaque pays et à mettre en place des programmes taillés sur mesure pour chaque pays est donc primordiale. C’est ce que les économistes appellent « la granularité », en contraste aux « recettes prêtes ». L’expérience mondiale a montré que quand les pays ont un meilleur diagnostic de leurs problèmes fondamentaux, ils sont plus aptes à profiter de l’assistance du FMI. Nous avons vu dans un grand nombre de cas des réformes et prescriptions qui ont mené à l’obstruction d’autres objectifs décidés par les gouvernements.
Les réformes basées sur un ensemble d’idées fixes, d’une idéologie économique rigide avaient engendrés plus de problèmes que d’attributs. Or, les décideurs sont devenus plus attachés aux moyens qu’à leurs objectifs. J’opte plutôt pour le pragmatisme économique quand il s’agit des moyens et des solutions.
— Les gouvernements peinent à s’endetter davantage mais aussi à convaincre les riches de payer plus de taxes. Comment donc pourrait-on financer la santé et l’éducation ou l’investissement public ?
— Quand on parle de financement, il y a cette tendance à le limiter au financement public. Alors que le financement du développement est une notion plus vaste : il s’agit d’un triangle de financement. Un côté englobe toutes les ressources, publiques, privées et internationales, un autre a un rapport avec la gestion de la dette publique, extérieure et intérieure (pour libérer des ressources destinées au service de la dette et les rediriger vers les secteurs prioritaires), alors que le troisième côté porte sur la lutte contre les flux illicites de la monnaie hors des pays en développement. Par exemple, il peut y avoir un pays qui fait un grand effort pour attirer l’investissement étranger, mais il en résulte que les flux nets soient vers l’extérieur. L’Afrique a connu le doublement des flux illicites vers l’extérieur pour atteindre presque 90 milliards de dollars en un an. C’est l’équivalent de la moitié des besoins financiers du continent pour couvrir les engagements de l’agenda du développement durable en santé et en éducation, et une partie du déficit de l’infrastructure. En bref, pour mobiliser les ressources, il faut penser au-delà du budget de l’Etat et sa santé sur le court terme.
— La directrice du FMI, Kristalina Georgieva, a récemment averti du risque croissant de voir des pays déclarer leur incapacité à servir leurs dettes. Vous êtes l’auteur d’une étude très récente sur la restructuration des dettes des pays en développement. Comment alléger le fardeau de la dette pour aider les pays à ranimer l’économie et rectifier l’injustice sociale ?
— A chaque crise économique, nous avons fait face à un ensemble de créanciers de nature différente. Dans le cas de la restructuration de la dette des pays africains, les créanciers étaient l’ensemble des pays souverains avancés nommés le Club de Paris. Aujourd’hui, la structure de l’endettement renferme d’autres pays non membres du Club de Paris (comme la Chine). Par ailleurs, une grande part de la dette est due au secteur privé, y compris des banques commerciales et les détenteurs des titres financiers des dettes publiques (bons de Trésor et obligations). Comparons la structure de la dette de l’Argentine ou encore le Liban d’aujourd’hui à celle de l’Argentine au passé (les années 1980). Ce changement de la structure de la dette a besoin d’une coordination internationale, à l’instar de la proposition du Conseil des gouverneurs au sein du FMI, appelant à la participation de toutes les parties prenantes aux arrangements d’une restructuration organisée de la dette.
Il y a trois niveaux d’action étroitement liés, si l’on veut éviter une crise globale de dettes. En première partie, le gel temporaire au paiement du service de la dette, ce qu’on appelle un moratoire sur la dette. Il permet au pays concerné un espace à respirer sur le court terme, lui permettant de rediriger ses ressources à la santé par exemple. Quant aux marchés financiers, ils sont là pour générer des profits à travers la gestion du temps. S’il y a un délai de paiement de la part d’un débiteur, ils veulent tenir profit de ce délai. Ce qui explique leur accueil froid à l’appel du FMI au gel temporaire de remboursement. D’où vient l’importance du deuxième niveau : la restructuration des dettes souveraines. Là, il faut faciliter la restructuration ordonnée de la dette, qui permet une coordination entre toutes les parties. Contrairement aux cas de défaut de paiement de la dette. Troisième niveau : l’architecture internationale de la dette est à réviser. Ainsi, les débiteurs, de leur côté, doivent être plus transparents en ce qui concerne leurs dettes. De l’autre côté, les contrats des dettes doivent être plus flexibles, ce qui permet à restructurer dans les cas des catastrophes naturelles ou chocs économiques de la part des créanciers. Finalement, une approche commune doit être adoptée par les pays créanciers pour restructurer les dettes extérieures bilatérales.
Une telle vision intégrée a aidé à restaurer la santé du secteur banquier au lendemain de la crise de 2008 et lui a acquis une sorte de résilience vis-à-vis de la crise actuelle.
Nous avons donc besoin d’un cadre international pour la restructuration de la dette et la redistribution de ses fardeaux. Pour le moment, il n’y a eu aucun effort international pour une restructuration ordonnée de la dette. Seulement les appels du secrétaire général de l’Onu et de la directrice du FMI. A la lumière de ce cadre proposé, les pays seront traités au cas par cas, selon leurs circonstances et leurs degrés de vulnérabilité.
— Mais les demandes de restructuration ternissent la réputation des pays, et il en résulte la hausse des coûts de l’emprunt ...
— Si un pays appelle individuellement à la restructuration de sa dette, cela ternira sa réputation financière et son classement auprès des agences du rating. Donc, il vaut mieux demander la restructuration en tant que groupes : soit l’ensemble des pays en développement, les pays africains ou les pays arabes. Cela protègera la réputation des pays et leur permet une marge de négociations et une base de gains communs. Ensuite, chaque pays pourrait mener une bataille individuelle pour plus de bénéfices.
— Un dernier mot ?
— La leçon à retenir de cette crise, nous avons vu un endettement excessif dans les pays en développement. Il ne faut pas dépendre lourdement sur le marché extérieur pour financer les besoins de développement, même si le taux d’intérêt sur la dette extérieure est bas. Il ne faut guère négliger les autres sources de financement du développement, particulièrement la hausse du taux de l’épargne locale.
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