Al-Ahram Hebdo : Le Covid-19 a mis en avant la vulnérabilité de l’économie mondiale et certains accusent les grandes multinationales de piller la part de lion des fruits de la mondialisation, au détriment des pays en développement. Partagez-vous cet avis ?
Kinda Mohamadieh : Oui. La mondialisation des multinationales fait partie des défis de la lutte contre le Covid-19. Plusieurs études effectuées récemment, au sein du FMI et de la CNUCED entre autres, montrent comment font ces énormes entreprises pour exercer des pressions sur les pays en développement et les forcer à maintenir l’état de précarité de la main-d’oeuvre. J’ai récemment étudié l’impact du Covid-19 sur le secteur du textile et du prêt-à-porter. Dès mars et avril derniers, les multinationales au sommet des chaînes de valeur mondiales ont refusé ou remis sine die le paiement des cargaisons qu’elles ont déjà commandées. Cela a mis une grande pression sur les petites usines à l’extrémité inférieure de la chaîne, dans les pays en développement, entraînant des pertes d’emploi et la fermeture d’usines dans des pays comme le Cambodge, le Bangladesh et autres. Des pays lourdement dépendant des exportations de ces petits ateliers et usines, sur leur capacité à créer des emplois et générer des revenus. La pandémie a juste éclairci le haut degré de vulnérabilité de ces pays en développement et a exposé les dynamiques du pouvoir à l’intérieur de ces chaînes qui permettent aux multinationales de continuer à extraire leurs profits quelles que soient les circonstances. Ces mêmes multinationales ont pourtant profité du support financier offert dans leur pays dans le cadre de mesures prises pour contrer l’impact de la pandémie, mais ont cependant « exporté » le fardeau de la pandémie à d’autres pays.
— Quel est l’impact de ce modèle de production sur le secteur de l’agriculture ?
— La mondialisation a créé des déséquilibres dans l’industrie agroalimentaire. Au lieu des petites fermes cultivées par les paysans qui fournissent la nourriture aux communautés locales, l’agriculture a été industrialisée. La nourriture est produite par une dizaine de multinationales qui dominent le secteur dans les quatre coins du monde. Plusieurs études en Egypte par exemple montrent que les paysans dépendent de plus en plus sur les semences produites par ces multinationales. En plus, des exemptions fiscales sont offertes aux multinationales, qui transfèrent leurs profits, privant les pays en développement d’énormes ressources en dollars. En même temps, aux Etats-Unis et dans les pays de l’Union européenne, où siègent ces géants de l’agroalimentaire, des centaines de milliards de dollars leur sont offerts annuellement en subventions, en vertu des accords de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Cela leur permet de nous exporter leurs produits agricoles à un prix artificiellement bas, ce qui rend difficile aux pays pauvres de produire leur nourriture.
— Le Covid-19 peut-il représenter un facteur de changement vers un nouveau modèle économique plus juste ?
— Il existe déjà depuis longtemps tout un discours alternatif sur une correction du parcours. Mais je suis pessimiste. L’échec de concrétiser un modèle alternatif lors de la grande récession de 2008 nous a emmenés où nous sommes aujourd’hui. D’une part, les grandes entreprises façonnent les positions des gouvernements du monde. J’ai récemment suivi de près des négociations pour un accord de commerce libre entre un pays africain et un pays avancé. C’était choquant de voir comment les intérêts d’une multinationale de ce même pays avancé ont été inclus dans l’accord à travers une entreprise locale qui donnait ses conseils à la délégation de son pays africain. D'autre part, le changement exige un meilleur leadership croyant à ce discours alternatif et apte à traduire ce discours en politiques. Or, dans tout l’ensemble des pays en développement, y compris notre région, ce genre de leadership est inexistant.
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