Depuis le début du mois de juin, en Syrie, la lire libanaise a perdu un tiers de sa valeur par rapport au dollar, qui vaut aujourd’hui 3 000 lires. Cette chute peut être attribuée en grande partie à la crise économique libanaise. Le Liban connaît également une détérioration de ses taux de change en dollar sur le marché noir. Les liens entre les deux économies sont nombreux.
Tout d’abord, l’investissement. Plusieurs hommes d’affaires syriens ont créé des sociétés au Liban, pays qui garantit la libre circulation des capitaux, au moment des nationalisations en Syrie sous Hafez Al-Assad, ou après la guerre civile en 2011. Les deux pays partageaient une seule monnaie au début du XXe siècle. Certaines banques libanaises importantes ont des fondateurs d’origine syrienne, comme la famille Azhary, fondatrice de la banque Bloom, ou la famille Obegi, fondatrice de la banque Bemo, note l’économiste libanais Roy Badaro dans le Financial Times. Par ailleurs, 6 banques libanaises ont créé des filiales en Syrie après la guerre civile, formant la majorité des banques privées opérant dans le pays.
Plusieurs entreprises syriennes utilisent les banques libanaises pour contourner les sanctions internationales imposées contre le régime d’Al-Assad. Ces liens entre les élites politiques et économiques des deux pays ont été révélés par les Paradise Papers, et des documents publiés par le cabinet d’avocats Appleby qui mentionnent des sociétés créées dans des paradis fiscaux (offshore) et des détails sur leurs actionnaires.
En tête des hommes d’affaires syriens opérant au Liban figure le cousin du président syrien, Rami Makhlouf, l’homme d’affaires le plus riche du pays. Il possède un réseau de compagnies offshore, dont plusieurs sont basées au Liban, avec des partenaires syriens et libanais. Makhlouf, qui subit les sanctions américaines et européennes depuis 2011, est, depuis début juin, boudé par le régime syrien pour des raisons inconnues et fait l’objet d’une enquête de la part des autorités locales qui ont gelé ses avoirs.
Outre Makhlouf, les Paradise Papers révèlent les noms d’une poignée d’hommes d’affaires et de leurs familles, dont quelques-uns sont également inscrits sur les listes noires européennes et américaines, et d’une dizaine d’entreprises toujours actives au Liban. Par exemple, la banque libanaise Biblos regroupe 3 hommes d’affaires liés au régime d’Al-Assad au sein du conseil d’administration de sa filiale syrienne. Rami Makhlouf, lui, possédait une part de 5 % dans la même banque.
C’est à travers ce réseau d’entreprises libanaises que le régime en Syrie a pu contourner les sanctions jusqu’à maintenant, remarque la journaliste d’investigation du site libanais Daraj, Diana Maqlad, qui a examiné les documents des Paradise Papers en 2017.
Un commerce bilatéral prospère
La Syrie est la 4e destination des exportations libanaises, d’après les statistiques de la Conférence des Nations-Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED) en 2018. Et le Liban est devenu un pays de transit pour les importations syriennes, après la guerre civile, « un poumon pour l’économie syrienne », note Samir Aita, directeur du Forum des économistes arabes.
Une étude de la Banque Mondiale (BM) note que les exportateurs libanais utilisant la Syrie pour le transit de leurs marchandises sont particulièrement touchés. « Ils exportent notamment des produits agricoles vers les pays du Golfe, en passant par les territoires syriens », explique Rabha Seif El-Islam, chercheuse au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram.
Mais cette baisse est compensée par les exportations libanaises vers la Syrie qui ont connu une croissance après la guerre, pour pallier la baisse de la production dans ce pays frappé par la guerre. « Le Liban importe des marchandises et les réoriente vers le marché syrien », commente Samir Aita. En revanche, toujours selon Aita, le Liban continue d’importer des produits agricoles de la Syrie, « c’est le seul secteur qui n’a pas été détruit par la guerre. L’infrastructure de l’irrigation a été démolie, mais les paysans ont recours à la pluie. Le coton n’est plus produit. Mais les denrées alimentaires ont résisté à la destruction ».
Ainsi, en 2018, les exportations de la Syrie vers le Liban ont atteint 100 millions de dollars, et ses importations 210 millions, d’après les chiffres de la Cnuced. Plusieurs analystes estiment que la contrebande peut doubler ce chiffre. « Il faut noter que la contrebande a lieu dans les deux directions », note Rabha Seif El-Islam, qui raconte que des poires syriennes sont entrées sur le marché égyptien sous le nom d’une entreprise libanaise. Celles-ci étaient entrées au Liban en contrebande. Pour sa part, l’économiste libanais Kamal Hamdan, directeur du Centre libanais de recherches et de consultations, estime que la hausse des prix des produits de consommation au Liban est restée modérée, grâce aux produits agricoles bon marché importés de Syrie.
Les sanctions contre le régime syrien n’ont pas freiné ce flux de biens. « Les frontières n’ont jamais été fermées, puisque le Liban n’a approuvé les sanctions arabes, européennes ou américaines », note Samir Aita. Cependant, la crise économique au Liban a perturbé ces relations.
Pénurie de dollars
Le soulèvement du peuple libanais, fin 2019, a accentué la crise financière du pays qui fait face à une pénurie de dollars sans précédent exacerbée par une fuite des capitaux. Ainsi, les banques libanaises ont dû imposer des contrôles sur les transferts en dollars. Cela a eu un impact négatif sur l’économie syrienne. Premièrement, depuis que les autorités bancaires libanaises ont gelé tous les dépôts en dollars auprès des banques, les importateurs et les investisseurs syriens ont du mal à financer leurs transactions, ou à récupérer leur argent. « Sur un total de dépôts de 180 milliards de dollars, 30 à 40 milliards sont possédés par des Syriens, des hommes d’affaires et des importateurs, mais aussi des gens de la classe moyenne », explique Samir Aita. En outre, les réfugiés syriens qui ont quitté leur pays pour le Liban ne peuvent plus transférer de l’argent vers leur pays natal.
Un taux de change du dollar plus élevé au Liban signifie que les importations, notamment des produits de base, seront plus chères. Les restrictions de la Banque Centrale imposées aux banques libanaises concernant le financement des importations syriennes ont poussé les importateurs à rechercher des dollars sur le marché syrien, ce qui a accentué la pénurie. La monnaie syrienne a connu plusieurs dépréciations depuis le début de la guerre. Le dollar, qui s’échangeait à 47 livres, a atteint 1 000 livres au début de l’année et plus de 2 000 la dernière semaine de juin.
La loi César, petite menace ?
Entrée en vigueur le 17 juin, la loi César, une loi américaine visant à sanctionner toute personne ou entreprise qui apporterait son aide au régime syrien, pourrait nuire davantage aux relations économiques bilatérales.
Pour Rabha Seif, toute décision américaine de geler les comptes des personnes qui soutiennent le régime syrien pourrait avoir un impact sur les banques libanaises. Celles-ci seront obligées de se plier aux décisions américaines de peur d’être sanctionnées. « Les crises dans les deux pays se sont révélées être liées l’une à l’autre. La loi César menace ainsi l’équipe même du président libanais actuel », ajoute-t-elle. Par contre, le régime syrien a une grande capacité à contourner les sanctions à travers la création de sociétés offshore. Rien ne peut mieux décrire les manoeuvres syriennes que ce faux enregistrement audio attribué au président Bachar Al-Assad, récemment diffusé sur Internet, où une voix semblable à la sienne décrit le plan syrien pour contourner la loi César : « Le Liban va nous sauver, comme il l’a toujours fait ».
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