La pauvreté est l'un des défis du nouveau gouvernement.
Le Caire vu d’en haut offre une vision contrastée : les nouveaux complexes résidentiels huppés, modernes et fermés ont poussé comme des champignons, tandis que non loin de là s’étendent des bidonvilles privés de tout service public, où les habitants s’entassent. Ce paysage n’est pas seulement le résultat d’une urbanisation anarchique : il témoigne aussi des disparités sociales du pays et des inégalités qui ne cessent de croître.
Les économistes distinguent deux types d’inégalités : les inégalités de revenus et les inégalités d’opportunités. Certains considèrent la seconde comme plus dangereuse. Prenons l’exemple de deux personnes, dont les revenus sont bas. La première a reçu une bonne éducation et a eu accès aux services de santé. Peu motivée par le travail, elle ne dispose que d’un petit salaire. Tandis que la seconde travaille avec zèle, mais n’a bénéficié ni de la même éducation, ni des mêmes soins et ne parvient donc pas à augmenter ses revenus.
Pour réduire les inégalités, il faut offrir à tous les mêmes conditions de départ dans la vie, en fournissant à la deuxième personne de notre exemple les mêmes opportunités qu’à la première en matière de services publics de base. Car pour les économistes, les inégalités d’opportunités entravent le développement. « Pendant les quinze dernières années, les économistes ont étudié les relations entre inégalités et développement. Quand les richesses sont concentrées dans les mains d’une minorité, cela entrave la croissance et le développement », expliquait François Bourguignon, président de l’Ecole d’économie de Paris, lors d’une conférence récente sur ce thème, tenue à Manille aux Philippines.
Depuis vingt ans, l’Egypte libéralise son secteur privé et son commerce extérieur. Elle a connu des périodes de forte croissance. Mais les bénéfices de la croissance n’ont pas profité à ceux qui en ont le plus besoin, et cela, explique Ahmed Galal, directeur du Forum de recherches économiques, est dû « aux inégalités des revenus, aux disparités entre les régions et entre les hommes et les femmes ». Et aussi parce que tous ne disposent pas des mêmes opportunités. Dans les villages les plus pauvres, par exemple, au sud du pays, il n’y a pas d’établissements d’enseignement secondaire. Les déplacements entre les villages sont coûteux. Les familles renoncent à envoyer leurs enfants dans les établissements de la ville voisine, ce qui les prive de la possibilité de poursuivre leurs études.
A l’autre extrémité de l’échelle sociale, les familles riches offrent une meilleure éducation à leurs enfants, des soins, une meilleure alimentation, une eau saine, etc. « Le reste de la population est privé de certains services comme les crédits bancaires, la scolarité et la possibilité de recourir à la justice », comme l’indique le rapport annuel de la Banque asiatique de développement, paru en 2012. Le document avance aussi qu’en Asie, le nombre des pauvres a baissé de moitié, mais que les inégalités sont en hausse. Cette augmentation « est étroitement liée à une croissance rapide des groupes à hauts revenus. Ce qui signifie que les riches deviennent plus riches, plus vite ».
Ce constat est-il valable pour l’Egypte ? Ici, comme dans le reste des pays du Moyen-Orient, les indicateurs ne reflètent pas l’ampleur des disparités sociales qui ont accompagné la croissance ces vingt dernières années. Le coefficient de Gini mesure les inégalités de revenus sur une échelle de 0 à 1 (0 représentant l’égalité parfaite — tout le monde a le même revenu —, et 1 l’inégalité totale —une personne a tout le revenu, les autres ne possèdent rien). Dans la région MENA, ce coefficient n’a pas beaucoup changé depuis vingt ans, et se situe toujours entre 0,3 et 0,4. « Dans la région, les bureaux officiels de statistiques ne publient pas les richesses du décile le plus riche. Ils publient les richesses distribuées par quintiles seulement, ce qui ne reflète pas finement les inégalités de revenus », critique Ahmed Galal qui supervise un projet de bases de données sur les inégalités dans le monde arabe.
Pour François Bourguignon, il faut aller au-delà des indicateurs traditionnels des inégalités, qui mesurent les revenus, la consommation et parfois les richesses. « Il faudrait ajouter des indicateurs comme l’accès au marché du travail, les discriminations sur ce marché ou sur celui du logement », dit-il. Pour Mostafa Kamel Nabli, gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie depuis la révolution, ce genre d’inégalités est cependant très difficile à mesurer. De surcroît, ajoute-t-il, un autre élément crée un sentiment d’amertume envers les inégalités dans le monde arabe : il s’agit de la corruption. Lors d’un entretien accordé récemment à l’Hebdo, il soulignait que les inégalités sont ressenties comme plus pesantes et plus injustes si les richesses cumulées proviennent du détournement de fonds. La lutte contre la corruption en Egypte serait donc un instrument efficace contre les inégalités. Pour François Bourguignon, si la société est dominée par « une élite prédatrice » et non une « élite clairvoyante », cette mission sera très difficile. Il reste donc aux Egyptiens de mener la bataille contre l’élite au pouvoir .
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