Al-Ahram Hebdo : Lors d’une réunion extraordinaire du comité des chefs d’état-major de la défense de la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) à Accra (Ghana), du 18 au 20 août, la Cédéao a annoncé qu’elle était « prête à intervenir » au Niger et que le jour de l’intervention avait été fixé. Est-ce une menace sérieuse ?
Ahmad Askar : Bien qu’elle ait indiqué qu’elle adhérerait à une solution diplomatique, la Cédéao a pris, depuis le début du putsch, un ensemble de mesures indiquant la possibilité de mener une opération militaire au Niger afin de rétablir l’ordre constitutionnel. La réunion des chefs d’état-major à Accra et les décisions qui y ont été prises sont une tentative de la Cédéao d’exercer plus de pression sur le conseil militaire, afin d’accepter des concessions et de parvenir à un règlement politique à la crise. Or, je pense que l’intransigeance des putschistes peut, en réalité, conduire à une intervention militaire, d’autant plus que l’on craint la transmission de la vague de coups d’Etat à un certain nombre de pays plus ou moins stables de l’Afrique de l’Ouest, notamment avec la survenue de 7 coups d’Etat depuis 2020.
— Le Mali et le Burkina Faso, voisins du Niger et membres de la Cédéao, ont décidé de déployer des avions de combat en soutien au conseil militaire contre une éventuelle intervention militaire. Cela révèle-t-il un tel désaccord au sein de la Cédéao ?
— C’est vrai, il existe une division entre les pays membres de la Cédéao sur cette éventuelle intervention militaire, ce qui menace et peut mener à la désintégration de l’organisation. Bien qu’un certain nombre de pays aient déclaré leur volonté de participer avec des forces dans cette intervention comme le Sénégal et la Côte d’Ivoire, il y en a d’autres qui ont annoncé leur refus. Le Mali et le Burkina Faso, qui sont également dirigés par une junte militaire, ont annoncé, dans une déclaration commune, qu’une intervention militaire au Niger serait considérée comme « une déclaration de guerre contre eux ». Vendredi dernier, ils ont décidé de déployer des avions de combat pour soutenir le Niger. La Guinée a aussi annoncé sa mise en garde contre les répercussions négatives de cette intervention. Je pense donc que la Cédéao doit prendre plus de temps pour essayer de créer un état d’accord et de consensus avec la majorité des pays membres de l’organisation avant d’y intervenir.
— Et quelle est la position de l’Union Africaine (UA) à ce sujet ?
— Il ne semble pas y avoir de désaccord entre l’Union africaine et la Cédéao, d’autant plus que les déclarations émises par celles-ci depuis le début du putsch sont compatibles en ce qui concerne la critique du putsch, l’appel à rétablir l’ordre constitutionnel au Niger et le retour au pouvoir du président Bazoum. En outre, les expériences précédentes ont prouvé qu’il existe une sorte d’indépendance des organisations subsidiaires vis-à-vis de la mise en oeuvre de ce genre d’intervention militaire. On a vu que la Cédéao a mené une intervention militaire dans un certain nombre de pays sans en référer à l’Union africaine : comme l’exemple de Gambie, en 2017, lorsque l’organisation a envoyé 7 000 soldats en Gambie depuis le Sénégal voisin pour contraindre le président Yahya Jammeh à céder la présidence à Adama Barrow, qui l’avait battu lors d’une élection. A l’époque, l’UA n’y a joué aucun rôle et n’a pris aucune décision.
— Quelle est la position de la communauté internationale vis-à-vis d’une éventuelle intervention militaire ?
— Il y a des rapports qui signalent la bénédiction des pays européens, en particulier la France, pour l’intervention militaire au Niger. Les Européens craignent qu’en cas de la réussite du putsch à la prise du pouvoir, le Niger, l’un des pays alliés à l’Europe sous la présidence de Bazoum, ne devienne un allié de la Russie sous le pouvoir des putschistes, ce qui menacera leurs intérêts stratégiques et leur présence dans la région en faveur de la Russie. Quant aux Etats-Unis, ils n’ont pas clairement réagi malgré la crainte de l’extension russe. Washington préfère appliquer une solution diplomatique et garder l’option militaire comme dernière solution, afin de protéger ses intérêts au Niger et dans la région.
— Quelles seront les répercussions d’une éventuelle intervention militaire sur le Niger et sur la région ?
— Certes, cela aura des répercussions dangereuses sur plusieurs aspects, surtout que la région du Sahel fait face déjà à de graves défis sécuritaires. On va sans doute voir une hausse du terrorisme. Ce sont les groupes terroristes comme Al-Qaëda et Daech qui seront les grands bénéficiaires de cette instabilité. Ils vont exploiter la situation pour étendre leur influence. Sur le plan politique, les divisions au sein de la Cédéao et le retrait de certains membres peuvent mener à la désintégration de l’organisation elle-même. Mais les répercussions les plus dangereuses sont toujours humaines, la situation humanitaire va s’aggraver au Niger, l’un des pays les plus pauvres du monde. Selon des rapports internationaux, cette région fait face à de graves crises comme la sécheresse, l’insécurité alimentaire, ainsi que les déplacements internes de milliers de personnes dus au changement climatique et aux conflits internes. Bref, une intervention militaire risque d’avoir des répercussions catastrophiques sur la région.
— La Russie est de plus en plus présente dans la région, notamment au Niger. Est-ce un facteur stabilisateur ou déstabilisateur ?
— Malgré la sympathie de certaines populations vis-à-vis de la Russie et le rôle de Wagner dans certains pays, comme la Centrafrique, je pense qu’il n’y aura pas de grand changement. Le rétablissement de la stabilité dans la région du Sahel ne se fera pas par la Russie, tout comme il ne s’est pas produit par la France. Ce sont deux faces d’une même médaille. Chacun cherche en premier lieu ses intérêts et les moyens d’étendre son influence pour exploiter les richesses de la région. La seule chose qui va différer est l’augmentation de la concurrence internationale dans la région.
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