Al-Ahram Hebdo : Le président soudanais, Omar Al-Béchir, qui a reconnu que son pays traversait la situation la plus difficile de son histoire, a répondu au mouvement de contestation qui se poursuit depuis plus de deux mois par un certain nombre de mesures économiques et politiques. Est-ce suffisant ?
Ayman Shabana : La scène politique est très agitée au Soudan depuis plus de deux mois. Et les manifestations qui ont débuté à la suite de la décision du gouvernement de tripler le prix du pain, alors que le pays est en pleine crise économique, se sont vite transformées en un mouvement politique réclamant le départ du chef de l’Etat. Dans une tentative d’éviter que la situation ne dégénère, le président soudanais a annoncé une série de mesures économiques et politiques, dont des changements dans les hautes sphères du pouvoir, le limogeage des gouvernements fédéral et provinciaux. Son but est de faire baisser la tension politique, de remédier aux problèmes économiques et de tenter d’assurer la sécurité du pays. Des décisions qui représentent un changement dans la gestion de la crise politique au pays.
— Mais ni les mesures prises par le président soudanais, ni l’Etat d’urgence décrété pour un an, n’ont pu arrêter le mouvement de protestation dans la rue …
— Oui, c’est vrai, l’opposition soudanaise a rejeté ces mesures, accusant le président soudanais de tenter de la diviser et de réprimer les manifestations en appelant à un dialogue national, comme ce fut le cas en septembre 2013, ce qui avait conduit à la réélection de Béchir en avril 2015. A cette époque, l’opposition était divisée entre l’efficacité de la tenue d’un dialogue et les priorités de la réforme politique.
— La situation au sein de l’opposition est-elle différente cette fois-ci ? L’opposition est-elle plus forte ? Peut-elle parvenir à une position unifiée ?
— Malheureusement, l’opposition est toujours divisée et les partis politiques n’ont pas beaucoup de crédibilité auprès de la rue soudanaise. En revanche, la société civile a plus de poids, surtout l’Association des Professionnels Soudanais (APS) qui regroupe surtout des médecins, enseignants et ingénieurs. C’est aujourd’hui un acteur-clé sur la scène politique, c’est le fer de lance de la contestation. Ce rassemblement qui applique une politique nommée « La politique de protestation patiente » va poursuivre son chemin sans heurter forcément le pouvoir. Au maximum, la contestation va atteindre le stade d’un appel à la désobéissance civile.
— A votre avis, quels sont les scénarios possibles dans la période à venir ? Comment cette crise risque-t-elle d’évoluer ?
— Trois scénarios sont possibles. Premièrement, la survie de Béchir à la tête du régime : cela passe par la capacité du régime à surmonter la crise actuelle et à se maintenir. Mais à condition qu’Omar Al-Béchir parvienne à maintenir le réseau de la loyauté ethnique, la cohésion des institutions de l’Etat et, en particulier, le soutien de l’armée.
Le recours à des alliés régionaux et internationaux est un des moyens du régime. Mais il doit aussi, pour cela, entreprendre des réformes politiques et économiques garantissant certaines libertés politiques et permettant à l’opposition de participer au pouvoir. Le deuxième scénario est la chute de Béchir et de son régime.
Cela ne peut avoir lieu que si le mouvement de contestation se prolonge et prend de l’ampleur, qu’il se transforme en désobéissance civile et qu’il se propage à toutes les villes soudanaises. Il faut aussi que l’opposition forme un front uni qui puisse satisfaire les parties régionales ou internationales concernées par le sujet. Si les choses évoluent de cette manière, cela peut certainement conduire à la chute du régime d’ici quelques mois. Mais les conséquences seront désastreuses pour le peuple soudanais. Les conséquences seront aussi fâcheuses pour d’autres pays de la région comme l’Egypte et les pays du Golfe, qui ne pourront pas supporter les conséquences d’un nouveau printemps arabe et peut-être africain au Soudan et chez ses voisins, en particulier l’Ethiopie.
Le troisième scénario est que Béchir parte, mais que le régime ne chute pas. C’est-à-dire que son départ soit orchestré à l’intérieur des cercles du pouvoir. Dans ce cas, Béchir sera remplacé par un autre qui assurera la continuité du régime actuel. Dans ce cas, Béchir trouvera une porte de sortie sans danger, ce sera un scénario semblable à celui qui s’est produit dans certains pays comme le Zimbabwe et le Yémen. Ce scénario va être proposé au cas où les manifestations se poursuivraient sans que le gouvernement soit capable d’y faire face. Dans ce cas, un gouvernement d’union nationale va être formé et une feuille de route sera mise en place.
— Et quel scénario est-il le plus probable ?
— A mon avis, c’est le troisième scénario qui est le plus probable. C’est une sorte de solution médiane entre les deux autres options, plus radicales. Béchir peut tout à fait ne pas se présenter à l'élection présidentielle de 2020. Et, dans ce cas, son départ de la scène politique contribuera à apaiser les tensions politiques dans le pays. A l’étranger, il y a un certain consensus pour le maintien, au moins provisoirement, de Béchir, et ce, pour éviter le chaos.
— Justement, comment évaluezvous la réaction de la communauté internationale face aux récents événements au Soudan ?
— Jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’appels internationaux demandant la chute du régime, il n’y a eu que quelques contestations à propos du recours à la force contre les manifestants et la nécessité de mener des enquêtes. Cette réaction s’explique par plusieurs raisons, d’abord la crainte de voir le chaos s’installer au Soudan et celle de voir la contestation s’étendre à d’autres pays africains aux conditions quasi similaires. Car un tel scénario provoquerait un état de déstabilisation dans la région. La deuxième raison est qu’il n’y a actuellement pas d’alternative claire à Omar Al-Béchir, une alternative qui puisse se présenter devant la communauté internationale pour le remplacer et remplir le vide politique au pays. Le président soudanais, lui, veut envoyer un message tant à l’intérieur qu’à l’étranger : que son pouvoir est loin d’être ébranlé. Dans son discours du 22 février, Béchir était entouré de hauts militaires et responsables sécuritaires, pour donner un message à l’étranger qu’il est encore fort. De même, pour garantir sa sécurité et sa maîtrise du territoire, il a nommé, à la tête des 18 régions du pays, 16 officiers de l’armée et 2 responsables de la sécurité pour être sûr de leur loyauté.
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