Face à la grogne populaire, les autorités éthiopiennes avaient remis en liberté, ces dernières semaines, des milliers de prisonniers.
(Photo:Reuters)
Le risque de nouveaux « affrontements sur des lignes ethniques », la nécessité de protéger l’ordre constitutionnel et celle de préserver le pays du « chaos et du désordre » : ce sont les arguments indiqués par le gouvernement éthiopien pour justifier sa décision, prise vendredi 16 février, d’instaurer l’état d’urgence avec effet immédiat, pendant six mois. L’état d’urgence, qui prévoit notamment l’interdiction des manifestations au pays souffrant d’une crise politique depuis quelques mois, a été annoncé au lendemain de la démission surprise du premier ministre, Hailemariam Desalegn. Sous pression au sein d’une coalition au pouvoir traversée par de fortes dissensions, Hailemariam n’aura pas résisté à la crise politique actuelle, marquée par des manifestations antigouvernementales sans précédent depuis un quart de siècle. Il s’agit de la crise la plus profonde du régime depuis son accession en 1991.
En fait, le mouvement de protestation ne date pas d’hier. Il avait débuté fin 2015 dans la région d’Oromo (sud et ouest), la plus importante ethnie du pays, puis s’était étendu courant 2016 à d’autres régions, dont celle des Amhara (nord). Sa répression a fait au moins 940 morts, selon la Commission éthiopienne des droits de l’homme. Un calme relatif n’était revenu qu’avec l’instauration d’un état d’urgence entre octobre 2016 et août 2017 et au prix de milliers d’arrestations. Ces manifestations étaient avant tout l’expression d’une frustration des Oromo et des Amhara, qui représentent environ 60 % de la population, face à ce qu’ils perçoivent comme une surreprésentation de la minorité des Tigréens au sein du Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF), la coalition qui renversa le dictateur Mengistu Hailé Mariam en 1991.
Face à la grogne populaire, les autorités éthiopiennes avaient remis en liberté ces dernières semaines des milliers de prisonniers — dont des figures de l’opposition et des journalistes — et abandonné des poursuites, à la suite de la promesse du premier ministre, le 3 janvier dernier, de libérer un certain nombre d’hommes politiques pour « améliorer le consensus national », ce qui n’est pas réalisé. « La situation est en train de déraper, donc il (Hailemariam Desalegn) pourrait avoir lui-même pris la décision de démissionner », a estimé un analyste éthiopien à l’AFP, sous couvert de l’anonymat, rappelant par ailleurs que des affrontements entre membres des ethnies Oromo et Somali ont fait un million de déplacés en 2017.
L’instauration de l’état d’urgence est considérée par certains comme une tentative de reprise en main de la situation par « les tenants de la ligne dure ». Ce que le pouvoir a essayé de nier. Devant des journalistes, le ministre de la Défense, Siraj Fegessa, a pris soin samedi 17 de réfuter « les fausses rumeurs sur une prise de contrôle du gouvernement par l’armée ». Ce qui n’empêche pas les craintes. « Le risque d’affrontements ethniques aux conséquences catastrophiques est réel », explique René Lefort, chercheur indépendant spécialiste de l’Ethiopie, cité par l’AFP. « L’état d’urgence pourrait être une réponse nécessaire à ce risque, mais il ne fera qu’empirer les choses s’il est interprété comme une intensification de la répression », ajoute le chercheur. Sur le plan international, l’ambassade des Etats-Unis à Addis-Abeba a fait part de « son profond désaccord » avec cette décision du gouvernement éthiopien, et ceci dans un communiqué d’une rare fermeté. « Nous reconnaissons et partageons les inquiétudes exprimées par le gouvernement concernant de violents incidents et la perte de vies humaines, mais nous croyons fermement que la réponse est plus de liberté, pas moins », affirme l’ambassade des Etats-Unis, traditionnel allié du gouvernement éthiopien, qui appelle même Addis-Abeba « à revoir » son approche.
Quel successeur ?
Reste la question de la succession de Hailemariam. Le premier ministre démissionnaire avait été adoubé dès 2010 comme le successeur de Meles Zenawi, l’ancien rebelle qui a régné jusqu’à sa mort sur l’Ethiopie après avoir renversé Mengistu. Hailemariam se distinguait par son appartenance à une communauté très minoritaire, les Wolayta du sud de l’Ethiopie, à l’exact opposé géographique de celle du Tigré, tout au nord, dont étaient originaires M. Meles et ses camarades du puissant Front de libération du peuple du Tigré (TPLF). Plus grand groupe ethnique avec 35 % de la population, les Oromo estiment qu’il est temps que le poste de premier ministre leur revienne.
Particulièrement opaque, le régime n’a rien laissé filtrer de l’identité du successeur de M. Hailemariam. Celui-ci doit rester en poste jusqu’à la désignation du nouveau premier ministre, à une date encore inconnue. Le nouveau premier ministre aura la lourde tâche de maintenir l’unité de l’EPRDF, composé notamment de partis régionaux en pleine émancipation, mais aussi d’accompagner le rapide développement économique de l’Ethiopie. Routes, chemins de fer et parcs industriels ont champignonné ces dernières années, mais beaucoup d’Ethiopiens se plaignent d’une croissance peu inclusive .
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