La victoire d'Erdogan à la présidentielle n'est qu'un premier pas sur une voie périlleuse.
(Photo : Reuters)
Le résultat de la présidentielle turque a été sans surprise: le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, a été élu, dimanche, président de la République dès le premier tour du scrutin disputé pour la première fois au suffrage universel direct. Un résultat qui va prolonger de 5 ans son règne à la tête du pays, après 11 ans où il a réussi à dominer la scène politique turque, devenant ainsi le dirigeant qui a régné le plus longtemps depuis le fondateur de la République turque, Mustafa Kemal Atatürk. Selon les résultats du vote, Erdogan a récolté 52% des voix, loin devant ses deux rivaux de l’opposition. Candidat commun de l’opposition social-démocrate et nationaliste, Ekmeleddin Ihsanoglu, un historien réputé de 70 ans, qui a dirigé l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI), a réuni quelque 38% des suffrages, alors que celui de la minorité kurde, Selahattin Demirtas, n’en a rassemblé que près de 10%. Conforté par sa victoire, Erdogan ne cache pas désormais son rêve de rester aux commandes du pays jusqu’en 2023 pour célébrer le centenaire de la République turque. Un rêve qui pourrait bien se réaliser avec ce leader «
indétrônable », prévoient les experts.
Se disculpant de toute dérive autoritaire dès la première minute de son règne, M. Erdogan a lancé dimanche soir un discours de réconciliation et d’unité devant des milliers de ses partisans réunis à Ankara, promettant de devenir « le président des 77 millions de Turcs » en oubliant « les disputes du passé » : « Nous clôturons aujourd’hui une ère et entrons dans une nouvelle ère », a dit M. Erdogan, promettant un « nouveau processus de réconciliation sociale » entre ses compatriotes.
Qu’il tienne ses promesses ou non, il semble que le « sultan », qui n’a perdu aucune élection depuis 11 ans, est décidé à s’accaparer le pouvoir jusqu’en 2023. Surtout que son peuple lui a facilement pardonné les scandales de corruption et les dérives autoritaires qui ont eu lieu il y a un an, mais sans jamais réussir à ronger sa popularité. Les promesses répétées d’une « Nouvelle Turquie », jusqu’à la dernière minute de sa campagne présidentielle, ont réussi à ressusciter l’imagination des Turcs qui ont observé toute une décennie de forte croissance économique et de stabilité politique.
Depuis 2003, Erdogan s’est imposé en tant que « maître absolu du pays » et aucun politicien n’a osé rivaliser avec lui. Bien plus, il a sauvé le pays de la tutelle d’une armée auteure de 4 coups d’Etat en un demi-siècle. Pour la crise kurde, il a réussi à gagner une bonne partie des voix des Kurdes grâce à sa nouvelle approche de la question et aux importantes réformes qu’il a accomplies à leur égard. Toute une liste de réalisations qui ont porté les Turcs à lui pardonner ses points faibles, voire à le récompenser en le nommant président.
Premier accroc
Ces atouts ne signifient pas que le parcours du président sera sans embûches. Désormais, M. Erdogan devra faire face à plusieurs défis qui pourraient envenimer son mandat présidentiel. Pour l’heure, le premier accroc semble sa volonté de « présidentialiser » le régime turc, jusque-là parlementaire. Une démarche qui s’annonce fort « périlleuse » car elle serait confrontée à une forte opposition du peuple et des partis d’opposition. Déjà, Erdogan est qualifié de « dictateur » et parfois de « voleur » par ses adversaires, suite aux scandales de corruption et aux dérives autoritaires qui l’ont suivi: arrestation d’un très grand nombre de journalistes, fermeture des réseaux sociaux avant les municipales de mars, limitation des libertés individuelles et médiatiques, violente répression des manifestations qui secouent le pays depuis juin 2013… Une nouvelle vague d’arrestations, à la veille du scrutin, de plusieurs dizaines de policiers accusés de vouloir constituer un « Etat parallèle », a sonné aussi comme un message à ses détracteurs, surtout pour le mouvement de Fethullah Gülen qu’Erdogan accuse de comploter contre lui.
Malgré ces obstacles prévus, il semble qu’Erdogan n’est pas prêt à renoncer à son rêve de devenir un « hyper-sultan », en faisant de son poste une fonction décisionnelle à l’instar du modèle français. « La modification de la Constitution après les législatives de 2015 et le renforcement des fonctions du président, aujourd’hui honorifiques, sont pour Erdogan une priorité par excellence. Je pense qu’il pourrait ne pas attendre les législatives de 2015 et il va appeler à des élections anticipées afin de modifier la Constitution le plus vite possible. Mais, son parti (au pouvoir, AKP) doit remporter les deux tiers des sièges du Parlement pour qu’il puisse modifier la Constitution », prévoit l’expert Mohamad Abdel-Qader.
Là, surgit le second défi: l’AKP pourrait ne pas obtenir la majorité des deux tiers. Plus grave encore, ce parti qui a dominé la scène politique depuis une décennie, grâce à la puissance de son chef, pourrait perdre de son poids après la démission d’Erdogan, car en Turquie, la force du parti politique provient généralement de celle de son chef. « Beaucoup de partis politiques turcs se sont effondrés après la démission de leurs chefs. Si le nouveau chef de l’AKP est faible, cela pourrait créer de graves conflits entre les diverses ailes du parti, ce qui préluderait à sa dislocation ou au moins à sa faiblesse », pronostique M. Abdel-Qader, affirmant que l’avenir de l’AKP est désormais en jeu.
Outre ces enjeux internes, d’autres soucis attendent Erdogan sur le plan régional. Voyant son rêve de devenir le nouveau sultan ottoman s’effondrer avec la chute du régime des Frères musulmans dans les pays arabes, Erdogan n’a pas caché son désir de s’imposer désormais en tant que leader régional. Ces dernières semaines, il a largement profité de la crise de Gaza pour se dresser comme le défenseur de la cause palestinienne, ou plutôt l’unique leader musulman apte à confronter Israël. « Erdogan pourrait ne pas réaliser ce rêve régional car il a fort perturbé ses relations avec certains pays arabes, avec en tête l’Egypte, où il a tenté d’intervenir de manière inacceptable en soutenant le régime des Frères musulmans. Son intervention dans les affaires d’un pays souverain a fort envenimé ses relations avec l’Egypte et ses alliés (l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis) qui voyaient dans le régime des Frères musulmans un grave danger pour eux. Erdogan a aussi déformé sa propre image sur la scène internationale en défendant les organisations islamistes armées. Il ne lui reste comme alliés que le Qatar, l'Iran et le Hamas», analyse Abdel-Qader. Pour ce leader « avide de pouvoir » et dont les rêves de gouvernance ne se tarissent jamais, la victoire à la présidentielle ne sera qu’un tout premier pas sur un long chemin périlleux.
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