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La Russie, la Chine et les ambitions d’un nouveau monde

Abir Taleb , Mercredi, 22 mai 2024

Face à Washington, l’axe Moscou-Pékin tente de se consolider en renforçant ses liens économiques, mais aussi en soutenant une géopolitique commune. La récente visite de Vladimir Poutine en Chine s’inscrit dans cette logique. Décryptage.

La Russie, la Chine et les ambitions d’un nouveau monde
Vladimir Poutine et Xi Jinping, tout sourire, lors de leur rencontre le 16 mai à Pékin.

Un « partenariat sans limites ». C’est ce qu’entendent établir, voire consolider, la Russie et la Chine. Dans son premier déplacement après sa réélection, le président russe, Vladimir Poutine, s’est rendu les 16 et 17 mai en Chine. Une visite d’Etat qui réaffirme la solidité de ce partenariat en pleine guerre en Ukraine et en pleine guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, et alors que ces deux pays sont confrontés à des défis dans leurs relations avec les Etats-Unis et l’Europe.

Ce sont donc des liens hautement stratégiques dans lesquels les deux pays sont engagés depuis un certain temps. Début 2022, ils avaient célébré un partenariat bilatéral décrit comme « sans limites ». Et en octobre 2023, Vladimir Poutine était à Pékin à l'occasion d'un forum consacré aux « Nouvelles Routes de la soie », le gigantesque et emblématique projet chinois d'investissements dans les infrastructures à l'étranger.

Cette fois-ci, le président chinois, Xi Jinping, et son homologue russe ont signé « une Déclaration conjointe sur l’approfondissement du partenariat stratégique global de coordination pour la nouvelle ère » dans le contexte du 75e anniversaire de leurs relations diplomatiques, dit l’agence de presse chinoise Xinhua. Selon Xi Jinping, la Chine et la Russie sont attachées au respect mutuel en tant que principe fondamental des relations.

Mais ce partenariat est loin de plaire aux Occidentaux, qui voient en lui avant tout un message à leur encontre, voire un front anti-occidental. « D’un point de vue géopolitique, ceci est très important. La Chine, comme la Russie d’ailleurs, est ce qu’on appelle une puissance révisionniste, c’est-à-dire qu’elle remet en cause la configuration du système international qui reste largement dominé par les Etats-Unis et l’Occident. Et ce partenariat va dans ce sens », estime Hicham Mourad, professeur de sciences politiques. En effet, les deux dirigeants ne cachent pas leur scepticisme quant aux Etats-Unis. La déclaration commune a longuement critiqué la politique étrangère américaine, s’en prenant aux alliances formées par Washington, que la déclaration qualifie de « mentalité de guerre froide ».


Cérémonie d’inauguration de la 8e exposition Chine-Russie, à Harbin, dans la province chinoise du Heilongjiang (nord-est)​

 

Mot d’ordre : multipolarité

C’est donc une défiance affichée face à l’Occident, un axe Pékin-Moscou que les deux hommes, Xi Jinping et Vladimir Poutine considèrent comme un facteur de « stabilité » et de « paix » dans le monde. La relation Chine-Russie « est non seulement dans l'intérêt fondamental des deux pays et des deux peuples, mais elle est également propice à la paix. La Chine est prête à travailler avec la Russie pour (...) soutenir l'équité et la justice dans le monde », a ainsi estimé Xi Jinping. Cette relation est « un facteur de stabilité sur la scène internationale », a renchéri Vladimir Poutine. Elle « n'est pas opportuniste et elle n'est dirigée contre personne ». « Ensemble, nous soutenons les principes de justice et un ordre démocratique mondial reflétant les réalités multipolaires et fondé sur la loi internationale », a-t-il aussi déclaré.

Au-delà de ces déclarations, les deux puissances cherchent surtout à peser sur la scène internationale. A l’ONU où les deux pays sont membres permanents du Conseil de sécurité, ils s’accordent de plus en plus sur les grands dossiers internationaux, comme la guerre en cours contre Gaza. Une coordination également perceptible à l’Organisation de coopération de Shanghaï ou encore au sein des BRICS, dont ils ont ensemble œuvré pour l’élargissement récent. De quoi laisser Vladimir Poutine faire l’éloge de la coordination Moscou-Pékin qui vise à « établir un monde multipolaire juste », comme il l’a déclaré dans une interview donnée à l’agence Xinhua.

Multipolarité est donc le mot-clé tant pour les Russes que pour les Chinois. Entre eux, il s’agit d’une vision géopolitique commune : remettre en cause l’ordre international unipolaire né après la fin de la Guerre froide. Or, si, ces dernières années, l’ordre multipolaire est revendiqué, de concert, par Pékin et Moscou, le concept est loin d’être nouveau, tout comme les appels en ce sens. Dès 1997, soit moins d’une décennie après la chute du Mur de Berlin, les deux pays avaient présenté une déclaration commune à l’ONU dans laquelle ils appelaient à « promouvoir un monde multipolaire » et à « instaurer un nouvel ordre mondial ».

Depuis, un monde multipolaire est devenu une revendication majeure du Sud face au Nord. Et Vladimir Poutine et Xi Jinping tentent de construire cet ordre multipolaire, notamment à travers les BRICS ou encore l’Organisation de coopération de Shanghaï.

Equilibres délicats

Par leur alliance stratégique, Moscou et Pékin veulent affirmer qu’il existe une alternative à l’alliance entre l’Europe et les Etats-Unis, c’est-à-dire une alternative au modèle occidental. Un message également en direction du Sud, notamment des grands pays émergents qui veulent jouer un rôle sur la scène internationale et de ceux qui tentent encore de sortir du modèle postcolonial.

Or, dans cette alliance, chacun a ses calculs. Et si le discours des deux dirigeants est cohérent avec l’objectif partagé de briser la domination des Etats-Unis, chacun des deux doit mener un délicat jeu d’équilibriste. Pour le président russe, il est important de prouver qu’il n’est pas totalement isolé, à l’heure où il est banni par les Occidentaux et où son pays subit d’importantes sanctions occidentales en raison de la guerre en Ukraine. En même temps, il doit éviter de tomber dans le piège d’une relation asymétrique où son allié prendra le dessus. Quant à la Chine, qui entretient aussi d’importantes relations avec l’Europe et les Etats-Unis, elle affiche certes son amitié et son alliance avec la Russie, mais pas au point que cette relation ne lui porte préjudice. « Dans ce sens, ce partenariat profite aux deux parties qui se rejoignent dans un intérêt géostratégique commun. Mais ce sont les Chinois qui, à l’heure actuelle, en tirent le plus de profit vu que la Russie est en guerre et sous sanctions. Pour les Chinois, limiter l’impact des sanctions infligées à Moscou est une façon d’affaiblir l’hégémonie américaine sur le système international, tant politique qu’économique », estime Mourad. Et d’ajouter : « Pékin veut prouver que ce système ne fonctionne pas, montrer sa puissance et aller dans le sens de son objectif, celui d’un système multipolaire ».

En même temps, il est logique que la Chine, même si elle affiche sa neutralité quant au conflit en Ukraine, soutienne implicitement la Russie dans cette guerre qui, tout compte fait, l’oppose à l’Occident, sans pour autant contrarier plus qu’il ne le faut les partenaires occidentaux.


Washington a fixé une ligne rouge à Pékin : ne pas fournir des armes à la Russie dans sa guerre en Ukraine.

L’Ukraine en toile de fond

La Chine, qui avait présenté un plan de paix pour l’Ukraine l’année dernière appelant à un cessez-le-feu et à des pourparlers directs entre Moscou et Kiev mais qui avait été rejeté à la fois par l’Ukraine et l’Occident, exhorte à prendre en considération les préoccupations de sécurité de la Russie, tout en appelant régulièrement au respect de l'intégrité territoriale de tous les pays (sous-entendu Ukraine comprise). « Les deux parties sont d'accord sur le fait qu'une solution politique à la crise en Ukraine est la voie à suivre », a déclaré Xi Jinping jeudi, face à la presse, rappelant que « la position de la Chine sur cette question a toujours été claire ». « La Chine espère que la paix et la stabilité seront rapidement rétablies sur le continent européen et continuera à jouer un rôle constructif à cette fin », a-t-il promis.

Pour autant, lors de sa visite en France début mai, Xi Jinping a appelé à éviter « une nouvelle Guerre froide ». En réponse, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lui a demandé de cesser de fournir à la Russie des biens qu’elle peut employer sur le champ de bataille. « Vu la nature existentielle des menaces qui proviennent de cette guerre pour l’Ukraine et l’Europe, cela affecte les relations UE-Chine », a-t-elle lancé.

Jusqu’à présent, Washington a fixé une ligne rouge à Pékin : ne pas fournir des armes à la Russie dans sa guerre en Ukraine. Mais si les Américains admettent que cette ligne n’a pas encore été franchie, ils estiment que le soutien économique chinois permet tout de même à la Russie de renforcer sa production de missiles, de drones et de chars. « Nous trouvons inacceptable que des entreprises chinoises aident Poutine à mener cette guerre contre l'Ukraine », a réitéré, jeudi 16 mai, la porte-parole de la Maison Blanche, Karine Jean-Pierre. Alors qu’un porte-parole du Département d’Etat a lancé : « La Chine ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Elle ne peut pas jouer sur les deux tableaux et vouloir de (meilleures) relations avec l’Europe et d’autres pays tout en continuant d'alimenter la plus grosse menace à la sécurité européenne depuis très longtemps », en référence à la guerre en Ukraine. Pékin promet d’empêcher la fourniture de technologies duales à la Russie, car il ne veut pas que ses entreprises soient sanctionnées. Mais sur le fond, il n’affaiblira pas Moscou, alors que les Américains multiplient les pressions contre Pékin.

Une relation à trois des plus sensibles et des plus déterminantes pour le monde entier.

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