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Wagner : Une disparition et des interrogations

Abir Taleb , (avec Agences) , Jeudi, 31 août 2023

La mort présumée du chef de Wagner apporte son lot de questions, moins sur l’incident lui-même que sur l’avenir du groupe, sa présence à l’étranger et ses relations avec Moscou. Décryptage.

Wagner : Une disparition et des interrogations
Prigojine a revendiqué la prise de Bakhmout, en Ukraine, en mai 2023. (Photo : AFP)

Plus de questions que de réponses. La mort présumée d’Evgueni Prigojine, dans un crash d’avion le 23 août, laisse derrière elle un tas d’inconnues. La première est sur le crash luimême. S’agit-il d’un accident ? D’une attaque commanditée ? Et si oui, par qui ? Si tous les regards se tournent vers Moscou, le Kremlin a démenti, vendredi 25 août, avoir ordonné l’assassinat du chef de Wagner. « C’est un mensonge absolu », a affirmé Dmitri Peskov, porte-parole du président russe, alors que les Occidentaux ont sous-entendu que leurs soupçons se portaient sur le Kremlin. Selon le porte-parole du Kremlin, l’enquête suit son cours sur les causes de la chute de l’avion, qui transportait aussi à son bord neuf autres personnes, dont le bras droit de Prigojine, Dmitri Outkine, commandant opérationnel de Wagner, ou encore Valeri Tchekalov, chargé de la logistique de la milice. Le porte-parole a relevé que le président russe, Vladimir Poutine, a lui-même déclaré « attendre les résultats » de l’enquête et promis qu’elle serait menée « dans son intégralité ». Les enquêteurs, quant à eux, n’ont rien dit des pistes examinées, n’évoquant ni la thèse de l’accident, ni celle d’une bombe, ni celle d’un missile sol-air. Ils ont juste annoncé vendredi que « des analyses sont cours pour établir l’identité » des corps des dix personnes mortes dans le crash et que les boîtes noires ont été saisies.

Or, ce genre d’enquête dure des mois, voire des années. Et ses conclusions peuvent ne pas convaincre. D’autant plus que les soupçons qui pèsent sur Moscou ne sont pas des moindres : le crash a eu lieu deux mois jour pour jour après le coup de force avorté de Prigojine contre Moscou. « Je ne pense pas que ce soit un accident. C’est sans doute un acte orchestré par Moscou et c’était prévisible. Parce que pour Poutine, Prigojine l’a trahi », estime Dr Mona Soliman, politologue. Poutine a en effet luimême qualifié Prigojine de traître en raison de sa rébellion armée des 23 et 24 juin. Et n’a pas manqué de rappeler, en évoquant la mort de cet homme « talentueux », qu’il avait commis des « erreurs ».

Prigojine est mort, pas Wagner

Deuxième question : qu’adviendra-t-il de Wagner à l’étranger, notamment en Afrique ? Ce continent est un terrain important pour le groupe : Mali, Centrafrique, Libye, Soudan … Wagner est très présent et le restera, s’accordent à dire les observateurs. « Wagner va survivre en Afrique ou ailleurs pour continuer à réaliser les intérêts géopolitiques de la Russie. D’ailleurs, la semaine dernière, les putschistes nigériens ont envoyé une délégation pour rencontrer les mercenaires de Wagner au Mali », estime Dr Mohamad Abdel-Wahed, expert sécuritaire. Et d’ajouter : « Peut-être que le groupe changera de nom, peut-être que son statut deviendra plus officiel, mais Wagner restera en Afrique dans le cadre de la concurrence géopolitique des grandes puissances ». Même son de cloche chez Mona Soliman, qui estime que le groupe compte des leaders capables de diriger les opérations, que ce soit en Afrique ou en Ukraine, et que la mort de Prigojine ne conduira ni à un recul du rôle et de l’influence russes en Afrique ni à des pertes russes en Ukraine.

Ce qui nous ramène à la troisième question : quelle incidence sur la guerre en Ukraine ? Pas grand-chose, répondent les analystes à l’unisson. Même les médias ukrainiens, qui n’ont évidemment guère regretté le sort de celui qui avait acté la prise de Bakhmout en mai dernier, se sont accordés à dire que sa disparition ne modifiera en rien le cours de la guerre. La seule inconnue, à ce sujet, concerne les mercenaires présents en Biélorussie. Après la mutinerie ratée de juin dernier, le dirigeant biélorusse, Alexandre Loukachenko, était apparu en médiateur surprise. Un accord avait été signé, permettant aux mercenaires de s’exiler en Biélorussie. Loukachenko a dit, vendredi 25 août, qu’il comptait garder jusqu’à 10 000 mercenaires de ce groupe, alors qu’il est prévu que le Kremlin demande leur retour et leur allégeance. Kiev, de son côté, par la voix du Centre national de la résistance, a annoncé, jeudi 24 août, que « des convois de combattants de Wagner quittent la Biélorussie », mais que « les services spéciaux de la Biélorussie tentent d’empêcher » leur départ.

Désormais plus proche de Moscou

Dernière question : comment seront régies les relations avec Moscou ? Là, la réponse est plus claire. « La décision de se débarrasser de Prigojine, deux mois après la rébellion avortée, a été, semble-t-il, bien préparée », estime Soliman. Moscou n’a en effet pas attendu pour recadrer les milliers de paramilitaires de Wagner, obligés par un décret présidentiel depuis vendredi 25 août de prêter serment comme le font les soldats de l’armée régulière. Ils devront notamment jurer « fidélité » et « loyauté » à la Russie, « suivre strictement les ordres des commandants et des supérieurs » et « respecter de manière sacrée la Constitution ».

Selon Abdel-Wahed, « si Prigojine est un symbole, il ne faut pas oublier que Wagner est l’oeuvre du Kremlin. Ce sont les renseignements russes qui orchestrent ses opérations. Donc, sa disparition ne va pas avoir de conséquence d’envergure, et ce, d’autant plus qu’après sa tentative de rébellion, les renseignements russes ont commencé à restructurer le groupe et à changer ses grosses têtes, avec une priorité : que la loyauté soit à l’Etat russe et non à une personne ».

Prigojine est allé un peu trop loin, son ou ses successeurs ne le feront sans doute pas. Car au sein de Wagner, il existe, selon les observateurs, des élites fidèles à Poutine, et Moscou entend clairement que dans l’avenir, Wagner et ses mercenaires restent subordonnés au ministère russe de la Défense. « Wagner a servi les intérêts de Moscou, que ce soit en Ukraine, en Syrie, en Libye ou ailleurs en Afrique. Il a permis à la Russie d’augmenter son influence, il a réussi là où la diplomatie ne l’a pas », rappelle Abdel-Wahed. « Mais les actions de Prigojine lui-même n’étaient pas toujours du goût du Kremlin. Tout comme son caractère et son mode d’action. Il était très impulsif et avait de grandes ambitions de pouvoir, une trahison pour Poutine ». Ce qui lui a coûté la vie. Les futurs dirigeants de Wagner auront appris la leçon … l

Prigojine, chef énigmatique d’un groupe douteux

Connu et méconnu. Crâne chauve, air sévère, Evgueni Prigojine intrigue. Le patron de Wagner, 62 ans, s’est surtout fait connaître depuis le début de la guerre en Ukraine, qui lui a fourni une occasion de sortir de l’ombre d’où il opérait depuis des années. Impétueux et imprévisible, il a pu s’imposer comme un acteur de premier plan en Russie. Avant la guerre en Ukraine, la présence de Wagner à l’étranger était un secret de polichinelle. La première intervention du groupe remonte à 2014, en Crimée, lors de l’annexion de la péninsule par la Russie. Il se dirige ensuite en Syrie, en 2015. Puis met les pieds en Afrique. C’est donc en 2014 que Prigojine fonde, avec Dmitri Outkine (un ancien officier des renseignements militaires russes, également mort dans le crash de l’avion), le groupe paramilitaire Wagner. Mais ce n’est qu’il y a deux ans qu’il reconnaît officiellement être derrière sa création et qu’il commence à assumer pleinement son rôle de leader du groupe.

Avant la guerre en Ukraine, Wagner comptait de 5 000 à 10 000 hommes selon les sources. Après la guerre, le chiffre explose et passe à 50 000, de l’aveu même de Prigojine. Pour se doter d’une armée à la hauteur de ses ambitions, il recrute des milliers de détenus pour combattre en Ukraine, en échange d’une amnistie. Lui-même est un ancien détenu : il a purgé une peine de neuf ans de prison sous le régime soviétique. Après quoi il profite de la chute de l’URSS pour se lancer en affaires dans la restauration. Dans les années 2000, il hérite de plusieurs lucratifs contrats de traiteur pour le Kremlin, ce qui lui vaut le surnom de chef de Poutine. Il se sert par la suite de sa fortune pour financer l’Internet Research Agency (IRA), un organe de propagande en ligne. Avant de se lancer dans l’aventure Wagner. Une aventure qui a fini par lui coûter la vie, deux mois après la tentative de rébellion contre Moscou et son mystérieux épilogue.

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