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Abou-Bakr El Dessouki : La Turquie commence à modifier sa politique étrangère qui lui a été préjudiciable

Sabah Sabet , Samedi, 29 juillet 2023

Abou-Bakr El Dessouki, conseiller éditorial du magazine Al-Siyassa Al-Dawliya (politique internationale) et expert en relations internationales, revient sur les nouvelles orientations de la Turquie en matière de politique étrangère. Entretien.

Abou-Bakr El Dessouki

Al-Ahram Hebdo : Pour son premier voyage officiel à l’étranger depuis sa réélection en mai, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a choisi de se rendre dans plusieurs pays du Golfe. Pourquoi ?

Abou-Bakr El Dessouki : Cette tournée en Arabie saoudite, au Qatar et aux Emirats arabes unis porte des objectifs stratégiques et vise à restaurer les relations de la Turquie avec les pays du Golfe, après une longue période de tension avec Riyad et Abu-Dhabi. Il y a plus de dix ans, ces relations étaient fortes et prédisaient de gros investissements de part et d’autre. Mais l’implication de la Turquie aux événements du Printemps arabe en 2011, son intervention dans des pays arabes, en particulier la Syrie, l’Iraq et la Libye, ainsi que son soutien aux Frères musulmans ont donné lieu à nombreux différends entre Ankara et les Etats du Golfe. Avec Riyad, la tension a atteint son comble avec l’assassinat en 2018 du journaliste saoudien Jamal Khashoggi au consulat saoudien à Istanbul.

Mais cela fait un moment que la Turquie a commencé à modifier sa politique étrangère, une politique qui lui a été préjudiciable, notamment sur le plan économique. On a vu comment Erdogan et son parti l’AKP ont difficilement remporté les dernières élections. Bien qu’il ait été réélu et que son parti ait remporté les législatives, leur popularité a baissé.

— La tournée a-t-elle porté ses fruits ?

— Il s’agissait d’une tournée à visée principalement économique, l’objectif étant de promouvoir une coopération solide et d’attirer des investissements du Golfe pour soutenir l’économie turque, qui fait face à de multiples difficultés en termes d’inflation, de répercussions du tremblement de terre de février dernier et de fuite des investissements étrangers. La visite en Arabie saoudite s’inscrit dans le cadre de la continuité du Forum des affaires turco-saoudien qui s’est tenu à Istanbul quelques jours avant la tournée et qui a vu la signature de 16 accords de coopération entre les deux pays dans divers domaines. La Turquie vise à augmenter le volume des échanges avec l’Arabie saoudite, de 6,5 milliards de dollars en 2022 à 10 milliards de dollars à court terme et 30 milliards de dollars à long terme. Quant aux Emirats, Erdogan et Mohamed bin Zayed Al Nahyan, président des Emirats arabes unis, ont signé des protocoles et des accords d’une valeur de 50,7 milliards de dollars dans divers domaines, comme la transformation numérique et le développement de projets énergétiques et de ressources naturelles. Ils ont également conclu une série d’accords sur l’extradition des criminels entre les deux pays, ainsi que la coopération juridique et judiciaire en matière civile et commerciale, un accord juridique en matière pénale et un autre stratégique dans le domaine des industries de défense. Les deux présidents ont aussi affirmé leur désir de promouvoir les relations bilatérales vers les horizons de développement les plus élevés.

On peut donc dire que la tournée a porté ses fruits. Mais en même temps, on doit signaler que davantage de confiance est nécessaire. Les expériences précédentes obligent les pays du Golfe à être plus patients, ils ne vont pas offrir tout en une seule visite. Ils procèdent avec la Turquie selon le principe du « pas à pas ». Sur le plan politique, entretenir de bonnes relations avec les pays du Golfe est vital pour Ankara. Cela l’aidera à résoudre un certain nombre de ses problèmes dans la région, à retrouver des relations régionales équilibrées et à parvenir à des solutions aux crises dans lesquelles la Turquie est intervenue d’une manière ou d’une autre.

— Justement, au sujet des crises régionales, les propos d’Erdogan sur la Syrie laissent planer l’espoir d’une baisse des tensions entre les deux pays. Estce possible ?

— Il est vrai qu’Erdogan a fait part de sa volonté de rencontrer son homologue syrien, Bachar Al-Assad. Mais pour la Turquie, rétablir les relations avec la Syrie est beaucoup plus compliqué qu’améliorer les relations avec les pays du Golfe. Certes, la Turquie, qui soutenait l’opposition syrienne au début du soulèvement populaire, est passée dans le camp de la coordination avec la Russie et l’Iran en raison de ses intérêts avec ces deux pays, mais d’importantes questions restent en suspens entre les deux pays, avec en tête la question kurde qui constitue une grande entrave face à la réconciliation.

— Outre la politique régionale, Ankara entend, semble-t-il, améliorer ses relations avec l’Occident et on l’a vu avec l’accord donné à l’adhésion de la Suède à l’Otan …

— Le feu vert d’Ankara à l’adhésion de la Suède à l’Otan a certainement ses objectifs. C’est un premier pas pour rétablir des relations positives avec l’Occident, notamment avec l’Union Européenne (UE), dans l’espoir de relancer les discussions d’adhésion. En plus, la Turquie a besoin d’investissements européens pour soutenir son économie et veut également conclure un accord avec les Etats-Unis sur la livraison de F-16.

Cependant, la question de l’adhésion de la Turquie à l’UE fait face à de nombreuses entraves. Outre les inquiétudes européennes au sujet du recul de la démocratie, des droits de l’homme et de l’indépendance du pouvoir judiciaire, ainsi que de l’orientation autoritaire d’Erdogan, l’identité islamique de la Turquie, bien que ce soit un pays laïc, n’est pas du goût de tout le monde en Europe. Le chemin est donc encore long.

— Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Turquie tente de jouer un rôle et fait face à un difficile jeu d’équilibriste. Comment ?

— On doit noter que la Turquie entretient de bonnes relations avec l’Ukraine et la Russie. Elle s’est opposée à la guerre et a déclaré son soutien à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Cependant, elle a préféré jouer un rôle de médiateur, afin de préserver ses intérêts avec les deux pays et de préserver un équilibre stratégique en mer Noire. Dans ce contexte, elle a réussi, avec la participation des Nations- Unies, à parvenir à un accord céréalier, qui a permis l’exportation de céréales ukrainiennes, mais malheureusement, cet accord est arrivé à sa fin. Elle a également joué un rôle dans l’accord d’échange de prisonniers. Avec tout cela, la Turquie reste un médiateur potentiel qui pourrait réussir à jouer un rôle positif dans la recherche d’un règlement entre les deux pays.

— Mais la crise de la libération des soldats ukrainiens détenus en Turquie ouvre la porte à des tensions avec la Russie …

— Il est vrai que le Kremlin a accusé Ankara et Kiev d’avoir violé les termes de l’accord d’échange de prisonniers, mais des efforts turcs sont en cours pour recevoir le président russe Poutine à Istanbul en août, et il est probable que les pourparlers entre les deux présidents traitent la crise de la libération des cinq dirigeants ukrainiens. Il y a aussi des chances de renouveler l’accord céréalier qui a récemment pris fin et que Moscou refuse de renouveler à moins que l’Union européenne ne réponde à ses exigences, pour faciliter l’accès de ses exportations de denrées alimentaires et d’engrais aux marchés mondiaux.

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