Ni victoire, ni défaite. Le président sortant de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, 69 ans, à la tête du pays depuis 20 ans, est arrivé en tête à la présidentielle du dimanche 14 mai, mais il n’a pas obtenu les 50 % de voix nécessaires pour l’emporter dès le premier tour, contrairement aux deux précédents scrutins. Il ne lui manquait pourtant que peu, puisque le président sortant a obtenu 49,51 % des voix, malgré des résultats médiocres dans les grandes villes, notamment la capitale Ankara et Istanbul. Recep Tayyip Erdogan a cependant fait mentir tous les sondages. Tous annonçaient son rival, Kemal Kilicdaroglu, largement devant le président-candidat. Or, il affiche une avance de 2,6 millions de voix sur son rival, selon les résultats annoncés lundi 15 mai par le Conseil électoral supérieur. Le social-démocrate Kemal Kilicdaroglu, un ancien haut fonctionnaire de 74 ans qui emmenait une coalition inédite de 6 formations de l’opposition, a, lui, obtenu 44,88 %. Un troisième candidat à la présidentielle, le nationaliste Sinan Ogan, a obtenu 5,2 % des voix dans cette élection qui intervient dans un contexte de grave crise économique et après le traumatisme causé par le double séisme de février dernier, qui a frappé le sud de la Turquie et fait plus de 50 000 morts, selon les chiffres officiels. Les élections ont en outre vu un taux de participation record qui frôle les 90 %.
Le scrutin présidentiel s’est également tenu le même jour que les élections législatives, remportées par le Parti de la justice et du développement (AKP) de Tayyip Erdogan (voir article page 11).
La Turquie a donc renvoyé face à face les deux candidats. Pour la première fois de leur histoire donc, les Turcs vont devoir à nouveau se prononcer, le 28 mai prochain. Le duel s’annonce serré. Et les deux candidats se disent sereins. Recep Tayyip Erdogan a salué ses partisans, a remercié ses électeurs et a déclaré : « On va continuer notre travail pour garantir notre succès au second tour ». « Le vainqueur est sans aucun doute notre pays », a-t-il aussi indiqué, disant souhaiter un « avenir profitable » au pays et à sa démocratie.
« Je suis prêt à lutter jusqu’au bout avec mes partisans. Je suis là et vous êtes là avec moi », a de son côté déclaré Kemal Kilicdaroglu. Avant les résultats, il avait dit : « La démocratie nous a manqué à tous (…). Le printemps va revenir dans ce pays et il durera pour toujours ».
Un entre-deux tour tendu
Les deux prochaines semaines vont ressembler à celles qui viennent de passer, voire elles seront plus tendues. Selon les analystes, Erdogan est idéalement placé pour conserver son poste, malgré les difficultés économiques que traverse la Turquie et le tremblement de terre de février dernier. Une victoire de Kilicdaroglu au second tour paraît aussi amoindrie par les bons résultats aux législatives de la coalition au pouvoir. Psychologiquement, cela va compter dans le choix des électeurs au second tour de la présidentielle. Ils vont se dire qu’Erdogan est le maître, il est le garant de la continuité, le seul qui permette de garantir la stabilité d’un pays entouré de foyers de tensions, qui puisse être en mesure de porter haut et fort la voix de la Turquie à l’international.
Annoncé comme usé et perdant après 20 ans de pouvoir, ce dernier sort renforcé du scrutin-test de dimanche et part en position de force pour le second tour. Non seulement il a plus de 2 millions de voix d’avance sur son rival mais, à l’issue des législatives de son Parti de la justice et du développement (AKP), que les sondages disaient à la peine, conserve son emprise sur le parlement.
D’un côté, l’arrivée d’Erdogan en tête du premier tour s’explique par une volonté de stabilité. De l’autre, elle revient à l’échec de la politique de l’Alliance pour la nation, dirigée par le Parti républicain du peuple (CHP) de Kilicdaroglu et son allié d’extrême droite, le Bon Parti, soutenue par le Parti démocratique du peuple (HDP) nationaliste kurde et les partis de gauche. En effet, Erdogan a pu exploiter le sentiment anti-occidental, répandu en Turquie, avec sa fameuse rhétorique anti-impérialiste. La veille de l’élection, il déclarait : « Biden a ordonné : Il faut faire tomber Erdogan. Demain, l’élection répondra à Biden »
En revanche, l’Alliance nationale, et Kilicdaroglu en particulier, a ouvertement déclaré son orientation ouverte vers Washington. Il semble aussi que la stratégie adoptée par le président sortant, à savoir présenter ses opposants comme des alliés des « terroristes », et Kemal Kilicdaroglu comme le candidat des séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, a été gagnante.
Cela dit, il reste à savoir pour qui iront les 5,2 % de voix du troisième homme de ce scrutin, l’ultranationaliste Sinan Ogan. Selon les observateurs, ces voix seront dispersées. C’est la grande inconnue. Ogan va sans doute être très courtisé dans la période à venir. Si ce dernier n’a pas donné de consigne de vote, Kilicdaroglu espère récupérer ces voix. Ogan a d’ailleurs déclaré, dimanche 14 mai, au quotidien allemand Der Spiegel qu’il appellerait à voter pour Kilicdaroglu si celui-ci renonçait à soutenir le parti pro-kurde HDP (rebaptisé YSP pour cette élection, car le HDP est menacé d’interdiction). Un choix impossible pour Kilicdaroglu, qui a reçu beaucoup de voix de l’électorat kurde.
Deux visions
Entre Ergodan et Kilicdaroglu, ce n’est pas seulement un duel entre deux hommes, mais un face-à-face entre deux visions. Pouvoir d’un seul homme ou direction collégiale, autocratie ou retour promis de l’Etat de droit ? Deux choix s’ouvrent à ce pays de 85 millions d’habitants, qui reste clivé comme jamais. Erdogan est issu d’une famille modeste d’un quartier populaire d’Istanbul. Il s’affiche comme musulman dévot, chantre des valeurs familiales, représentant de la majorité conservatrice longtemps dédaignée par une élite urbaine et laïque. Ancien maire d’Istanbul (1994-1998), Erdogan s’est hissé au pouvoir en 2003 après la victoire l’année précédente aux élections du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) qu’il a fondé. D’abord comme premier ministre, puis comme président en 2014 après avoir modifié la Constitution.
Kemal Kilicdaroglu, né dans un milieu modeste en Anatolie orientale, est un économiste de formation et un ancien haut fonctionnaire. Il a dirigé la puissante Sécurité sociale turque. Il est depuis 2010 le chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) fondé par le père de la nation turque, Mustafa Kemal Atatürk, qui a longtemps promu une laïcité dure. Kilicdaroglu appartient à la communauté alévie, considérée comme hérétique par les sunnites rigoristes, ce qui a été longtemps vu comme un obstacle possible à son élection. Mais le candidat de l’opposition a su contourner cet écueil, dans une courte vidéo où il a abordé frontalement la question. Preuve de leurs convictions respectives, Erdogan a terminé sa campagne devant l’ex-basilique Sainte-Sophie d’Istanbul, convertie en mosquée en 2020, quand son opposant se recueillait à Ankara devant le mausolée d’Atatürk.
Tout au long de sa campagne, Erdogan a défendu son bilan, le développement du pays et des infrastructures au cours de ces deux décennies de pouvoir, malgré l’inflation galopante et la crise économique actuelle. En face, Kilicdaroglu s’est posé en « Monsieur propre », dénonçant depuis des années la « corruption » et le « népotisme » qui gangrènent, selon lui, les sommets de l’Etat. « Etes-vous prêts pour ramener la démocratie dans ce pays ? A ramener la paix ? », n’a-t-il cessé de lancer durant sa campagne.
Or, il est clair que les critères économiques n’ont pas été les seuls à peser dans la balance. Les arguments d’Erdogan au niveau de la position de la Turquie dans la communauté internationale, l’industrie de l’armement, le nationalisme, le panturquisme, l’importance qu’il accorde à l’islam dans la société ne sont pas des moindres.
Ce sont donc deux Turquie qui se font face : la côte est plus libérale, le centre plus conservateur. Plus que le choix entre deux candidats, les électeurs choisissent entre deux modes de vie. Conservateur religieux, sunnite, favorable à la verticale du pouvoir, au patriarcat et anti-occidental d’un côté et plus ouvert, consensuel et pro-occidental de l’autre. Bekir Bozdag, le ministre de la Justice d’Erdogan, l’a bien résumé lorsqu’il a dit avant le scrutin : « Le 15 mai, les Turcs boiront le champagne ou se prosterneront sur le tapis de prière » …
Intérêt international
Dans un pays entouré de foyers de tensions, aux relations avec l’extérieur déterminantes pour la stabilité de la région, le facteur politique étrangère joue un rôle déterminant. Or, si Ergodan est perçu comme un homme fort capable de porter la voix de la Turquie à l’étranger, qu’en est-il de la position de la communauté internationale ? L’élection turque a été largement suivie à l’international. Car cette élection est déterminante pour savoir non seulement qui dirigera la Turquie, membre de l’Otan, mais aussi quelle sera l’orientation politique et économique de cette puissance régionale de 85 millions d’habitants, notamment dans ses relations avec la Russie, le Moyen-Orient et l’Occident.
Si Kilicdaroglu l’emporte au second tour, ce qui reste peu probable, il y aura un rapprochement avec l’Occident et l’Otan, ce qui aura son impact sur de nombreux dossiers : la guerre en Ukraine, la relation avec la Russie. En cas de victoire, il aurait une politique étrangère différente, plus apaisée et plus rationnelle. Les relations avec l’Europe, les Etats-Unis et l’Otan reprendraient un cours normal, il serait possible de remettre à plat beaucoup de questions épineuses. Les relations avec Moscou seraient plus institutionnalisées qu’elles ne le sont aujourd’hui.
Mais tout cela reste au conditionnel. Et la communauté internationale risque de se préparer à conserver les mêmes relations avec la Turquie d’Erdogan.
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