La violente répression policière a terni l'image d'Erdogan et risque de saper son avenir politique. (Photo : AP)
Depuis son arrivée au pouvoir en 2002, le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, chef du Parti de la Justice et du développement (AKP), n’a jamais traversé une période aussi critique pour son avenir politique. Plus d’une décennie de réalisations économiques et de popularité sans précédent ont nourri une seule ambition chez Erdogan : briguer les présidentielles de 2014.
Or, ce rêve a pris un coup suite à la vague de manifestations antigouvernementales sans précédent secouant le pays depuis juin. Des manifestations qui, après quelques semaines de répit, ont repris de plus belle. Ainsi, des affrontements ont éclaté cette semaine entre plusieurs milliers de manifestants et la police dans les grandes villes de Turquie pour dénoncer la mort d’un protestataire tué par la police la semaine dernière. Ce décès a entraîné une recrudescence des manifestations. Vendredi, pour le deuxième jour consécutif, la police est à nouveau intervenue à Istanbul pour disperser avec des gaz lacrymogènes et des canons à eau des milliers de protestataires. Plusieurs manifestants ont été arrêtés et des dizaines ont été blessés. La répression policière était encore plus brutale à Izmir et à Ankara contre les manifestants qui scandaient « AKP assassin ! ». Ahmet Atakan, un jeune de 22 ans, a perdu la vie la semaine dernière à Antakya (près de la frontière syrienne) qui abrite une population cosmopolite, composée entre autres de Turcs, de Kurdes et d’Arabes, mais aussi sur le plan religieux de musulmans sunnites et alaouites, la minorité à laquelle appartient le président syrien, Bachar Al-Assad. Vendredi soir, un technicien de 35 ans a trouvé la mort sous les gaz lacrymogènes de la police à Istanbul. Celle-ci, rejetant toutes accusations, a annoncé samedi qu’une autopsie serait effectuée sur le corps de ce technicien pour déterminer les causes de son décès. « Cette personne ne se trouvait pas dans une zone où du gaz a été utilisé par nos forces », a assuré la direction générale de la sûreté.
Une fois de plus donc, chaque étincelle se transforme en contestation globale contre la manière de gouverner du premier ministre. On lui reproche la répression policière à Istanbul, à Ankara ou à Izmir. On lui reproche également son autoritarisme et ses tentatives d’islamiser la Turquie. « Après avoir renforcé son pouvoir, Erdogan est devenu trop autoritaire. Il n’entend plus la voix des opposants. Il a tenté de restreindre les libertés individuelles et d’imposer sa vision islamique et conservatrice à la société », explique Dr Mustafa El-Labbad, directeur du centre Al-Charq pour les études régionales et stratégiques.
Dilemme kurde
En sus de toutes ces menaces, un autre facteur de poids vient perturber le sommeil d’Erdogan : la résurgence de la crise kurde. Les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont, en effet, annoncé la semaine dernière avoir interrompu le retrait de leurs troupes de Turquie, reprochant à Ankara de ne pas tenir ses promesses de réformes, dans le cadre des négociations de paix engagées le 21 mars à l’occasion du nouvel an kurde avec le chef emprisonné de la rébellion, Abdullah Öcalan. Il s’agit du premier gros accroc au processus de paix qui a ravivé l’espoir de mettre un terme à un conflit qui déchire depuis 30 ans la Turquie et a déjà causé la mort de 45 000 personnes. Les Kurdes ont encore durci le ton, vendredi, en appelant les familles kurdes à soutenir les manifestations et à boycotter la rentrée scolaire pour réclamer un enseignement en kurde. « Le combat du peuple pour la démocratie en Turquie et le combat du peuple kurde pour la liberté et la démocratie vont s’unir jusqu’à ce que l’AKP trouve une solution à la question kurde », a affirmé le PKK. Selon Dr Mustafa El-Labbad, les Kurdes se sont sentis « trompés par le pouvoir ». Alors que l’accord de paix stipulait un cessez-le-feu et un retrait des troupes du PKK vers l’Iraq, il exigeait du gouvernement la libération des détenus kurdes, la modification de la loi de la lutte contre le terrorisme et l’enseignement en langue maternelle kurde. Le PKK exige aussi des amendements aux lois sur les élections ainsi qu’une forme d’autonomie régionale. Or, le mois dernier, Erdogan s’est attiré la colère kurde en affirmant qu’une amnistie générale pour les rebelles et le droit à l’éducation en kurde n’étaient pas d’actualité. « Les Kurdes trouvent que le gouvernement continue à les ignorer. Il n’y a aucune avancée sur leurs revendications. De nouveaux centres militaires dans les régions à majorité kurde ont été construits. Aucune promesse n’a été tenue. Erdogan a profité de ses négociations avec les Kurdes pour renforcer sa position face à l’opposition », poursuit Dr El-Labbad.
A cela s’ajoute un autre facteur, cette fois-ci régional, qui peut affaiblir le gouvernement d’Erdogan, à savoir la chute du régime des Frères musulmans en Egypte, un allié important d’Ankara. Or, si ceci peut avoir un impact sur le poids régional de la Turquie, il n’influe que peu sur le plan intérieur. Selon Dr El-Labbad, la chute du gouvernement turc est un scénario lointain, car c’est un cas différent du gouvernement des Frères musulmans en Egypte. « L’AKP n’est pas un simple parti au pouvoir, mais il représente les intérêts culturels, économiques et politiques de l’Anatolie (majorité du peuple turc vivant à l’est et au sud du pays) », explique-t-il. « La Turquie n’est pas comme l’Egypte. Elle est divisée en deux entités géographiques et culturelles distinctes : l’Anatolie et la Roumélie (ouest du pays incluant les grandes villes comme Istanbul, Ankara et Izmir). La partie qui se révolte contre l’AKP ne représente pas la majorité du peuple, c’est pourquoi les manifestations ne sont pas persistantes. Le gouvernement turc ne va probablement pas tomber avant les législatives de 2015 », pronostique Dr El-Labbad. Erdogan devra donc tirer profit de ce répit pour redorer son image ternie par la violente répression des manifestations et l’échec de la politique turque au Moyen-Orient.
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