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Sameh Eid : Les chefs de guerre ne peuvent pas devenir des hommes politiques

Sabah Sabet, Mardi, 31 août 2021

Sameh Eid, écrivain et spécialiste des courants islamistes, explique les rivalités entre les différents groupes en Afghanistan et analyse les contours du nouveau régime afghan. Entretien.

Les chefs de guerre ne peuvent pas devenir des hommes politiques
L’attentat qui a visé l’aéroport de Kaboul jeudi dernier et qui a été revendiqué par Daech a fait 85 morts et plus de 160 blessés.

Al-Ahram Hebdo : Daech a perpétré il y a quelques jours un attentat sanglant à l’aéroport de Kaboul, un premier défi face aux Talibans. Ces derniers sont proches d’Al-Qaëda, pas de Daech. Une inimitié ou une rivalité ?

Les chefs de guerre ne peuvent pas devenir des hommes politiques

Sameh Eid : Daech-K. (K pour Khorasan) est le groupe le plus violent et le plus extrémiste en Afghanistan. Ce groupe était composé à la base de Talibans pakistanais. Si Daech-K est l’ennemi juré des Talibans, c’est parce que ce sont les déserteurs des Talibans afghans qui sont venus grossir ses rangs. Daech-K a recruté beaucoup d’ex-Talibans ces derniers mois. A première vue donc, le fait que Daech revendique cet attentat pourrait surprendre, puisque l’Afghanistan vient de tomber aux mains d’un autre groupe terroriste islamiste, les Talibans. En réalité, ces derniers et Daech se livrent une compétition féroce pour le contrôle du pays et cet attentat n’en est que la dernière conséquence. Bien que ces deux groupes appartiennent à la même idéologie, chacun a ses propres buts. Daech a des principes différents que ceux des Talibans et qui sont basés sur le fait de combattre les Américains dans toutes les régions. Les buts de Daech dépassent les frontières du pays. Par contre, les Talibans n’ont qu’un seul but : installer un régime islamique en Afghanistan, ses intérêts sont internes. Donc, rien ne dit qu’il y aura un affrontement entre les deux groupes. Il se peut qu’il y ait des conflits limités dans un premier temps, mais je pense que finalement les deux camps vont se mettre d’accord que chacun joue dans son côté sans intervenir dans les affaires de l’autre.

— Cet attentat, intervenu à quelques jours de la fin du retrait américain, est aussi une épreuve pour les Etats-Unis …

— Cette attaque a mis Washington dans une position très critique. C’est un échec pour le renseignement américain. L’attaque était prévisible mais elle n’a pas pu être empêchée. Et toutes ces années d’engagement américain en Afghanistan n’ont pas pu éviter une telle attaque. Donc, il n’est pas question pour les Américains de rester plus dans ce pays ou de reporter les délais du retrait. C’est sans doute une sorte de défaite pour les Américains.

— En riposte, Washington a mené une frappe contre Daech en Afghanistan et Joe Biden a affirmé qu’elle ne serait pas la dernière. Qu’en pensez-vous ?

— Washington devait répondre immédiatement. C’était impératif car 13 soldats américains sont morts. Joe Biden a été exposé à de graves critiques au sein des Etats-Unis suite à la prise du pouvoir par les Talibans et surtout après l’attentat contre l’aéroport. Certaines voix ont même appelé à son départ. C’est la première fois que cela se passe pour un président américain moins d’un an après son arrivée au pouvoir. Mais Biden ne reculera pas.

— L’Afghanistan restera-t-il une terre fertile pour les différents mouvements extrémistes ?

— C’est vrai que certains mouvements ont pris de l’Afghanistan un abri et que certains pays ont transféré les combattants vers ce pays caractérisé par sa nature montagneuse. C’est un gros défi. Avec leur alliance avec Al-Qaëda, les Talibans se trouvent plus forts. Mais ils vont éviter d’entrer en conflit avec les autres groupes.

— Les Talibans s’apprêtent à former un gouvernement. Pourront-ils unir les Afghans derrière ce nouveau pouvoir ?

— C’est une épreuve très difficile, compliquée et pleine de défis. D’abord à cause de la diversité ethnique, linguistique et culturelle du pays. Il y a au moins six ethnies, six langues différentes, il y en a des mentalités modernes et complètement différentes de celles des Talibans et qui ne vont certainement pas accepter facilement leur idéologie rétrograde. Ensuite, les Talibans sont en premier lieu des milices et chaque leader à ses propres partisans. Donc, même s’ils parviennent à s’entendre pour former un gouvernement, des divergences, voire des combats risquent d’émerger très vite entre eux. En outre, pour gérer un Etat, les Talibans doivent changer plusieurs de leurs principes de fondement d’un Etat tel qu’ils le conçoivent, ce qui n’est pas du tout facile. Si les Talibans sont des émirs de guerre qui ont réussi à s’assoir sur une table de négociations avec les Américains et à parvenir à un accord avec eux, cela ne veut pas dire qu’ils peuvent réussir politiquement, je pense que les chefs de guerre ne peuvent pas devenir des hommes politiques.

— Justement, gérer un Etat nécessite des relations politiques avec les autres pays mais pose aussi un problème de financement. Comment les Talibans comptent-ils s’y prendre ?

— L’argent pose en effet un problème aux Talibans. Pendant ces dernières années, les Etats-Unis ont dépensé à peu près 2 trillions de dollars en Afghanistan. Ce ne sera plus le cas. Aussi, les pays occidentaux, qui refusent de reconnaître l’entité des Talibans, vont stopper leurs dons. Les Talibans vont se retrouver face à une vraie crise. Depuis toujours, ils ont compté sur le trafic de drogue et les dons des moudjahidines, mais est-ce que ça suffira ? Je ne pense pas.

— Mais l’Afghanistan est riche en ressources naturelles et en métaux, ce qui va peut-être pousser certains pays à traiter avec eux …

— C’est vrai, le pays est notamment riche en lithium, mais pour l’explore, ils ont besoin de l’expertise d’un autre pays développé comme la Chine. Ce n’est pas le seul pays à avoir des intérêts en Afghanistan, il y a aussi l’Iran, la Russie et le Pakistan. Chacun a ses propres intérêts, ce qui complique l’affaire. On peut dire que l’Afghanistan est devenu une balle entre les mains de joueurs puissants.

Comment voyez-vous l’avenir de ce pays ?

— La communauté internationale demande la formation d’un gouvernement de coalition. Dans la pratique, c’est la seule solution avec la diversité ethnique et culturelle de ce pays. Mais pour cela, les Talibans doivent faire des concessions, notamment au niveau de leurs principes idéologiques. Et même si le gouvernement est formé, il risque de vite tomber vu la complexité de la situation.

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