Al-Ahram Hebdo : Alors qu’Ankara semble tenter un certain changement dans sa politique étrangère, une crise diplomatique est née avec l’Europe suite à l’incident protocolaire qui a eu lieu lors de la visite de la présidente de la Commission de l’Union européenne et du président du Conseil européen, mardi 6 avril. Que signifie cela ?
Al-Sayed Ali Abou Farha : Cette attitude envers la présidente de la Commission de l’Union européenne, Ursula van der Leyen, qui entamait une visite à Ankara avec le président du Conseil européen, Charles Michel, en Turquie, pour tenter d’impulser un nouveau départ aux relations avec la Turquie, n’est pas à mon avis une simple erreur par inadvertance. La Turquie sait bien comment préparer une telle visite et connaît parfaitement les règles protocolaires. De même, le président turc est au pouvoir depuis plus de 17 ans, et donc il est habitué au protocole des visites de ce genre. Une telle erreur pour une visite tant attendue soulève des interrogations. Donc, le fait de laisser la présidente de la commission restée debout face au président turc et au président du Conseil européen donne un indice ou un message qu’Erdogan veut envoyer : il veut dire que même s’il veut sérieusement un rapprochement avec l’Union Européenne (UE), il reste fort et n’acceptera pas de se soumettre à des conditions. En réalité, cette attitude est reliée à la personnalité du président, caractérisée par une certaine arrogance.
— Quel est donc l’impact de cette attitude sur les tentatives de rapprochement entre Ankara et l’UE, après une longue période de froid ?
— Cette visite était attendue depuis longtemps. Les dirigeants de l’UE sont venus pour tenter d’impulser un nouveau départ aux relations après la promesse turque de promouvoir un « agenda positif ». Je pense donc que les tentatives de rapprochement se poursuivront, surtout que les deux côtés ont besoin l’un de l’autre. En raison de la pandémie de Covid-19, il y a eu d’importantes pertes humaines en Europe, tandis que la Turquie a une importante main-d’oeuvre et des marchandises bon marché dont l’UE a besoin. En revanche, le désir turc d’adhérer à l’UE, qui date depuis les années 1960, ne sera sans doute jamais réalisé.
— Le nouveau ton turc n’est certainement pas sans lien avec l’arrivée d’une nouvelle Administration américaine …
— Certainement. Erdogan est conscient qu’il doit changer sa politique extérieure sur tous les plans, surtout après le changement politique que subit le monde avec une nouvelle Administration américaine. Avec l’arrivée de cette nouvelle administration, de nombreux sujets de discorde ont pris plus d’ampleur entre la Turquie et les Etats-Unis, comme la question kurde, les relations turco-russes, ainsi que l’intervention turque dans certains pays de la région. N’oublions pas que les démocrates s’intéressent plus aux sujets des droits de l’homme et de la démocratie, contrairement à l’Administration Trump qui cherchait plus ses intérêts. Face à cette divergence, le président turc doit améliorer ses relations régionales et internationales, déjà tendues avec certains pays de la région, comme l’Egypte par exemple.
— Justement, il y a des tentatives de rapprochement avec l’Egypte. Que veut Ankara ?
— L’Egypte d’aujourd’hui n’est pas celle d’il y a six ans, les projets de développement, sa position politique au monde et ses relations internationales poussent le pouvoir turc à tenter de changer de politique, surtout que l’Egypte est désormais un acteur principal et effectif dans plusieurs questions régionales, comme la Libye.
— Au sujet de la Libye, avec le nouveau gouvernement mis en place fin février et les pas entrepris pour la transition, que compte faire la Turquie ?
— La Turquie ne veut certainement pas perdre ses avantages et ses intérêts. Pourtant, elle va essayer de mener des consensus avec les acteurs concernés, comme l’Egypte. Elle exercera cette attitude dans d’autres questions également.
— En gros, s’agit-il d’un vrai changement de politique ou de simples manoeuvres ?
— Erdogan est en quelque sorte contraint de changer sa politique. Face à plusieurs défis tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, Erdogan ne peut pas s’engager sur plus de fronts, surtout avec la crainte du déclenchement d’une crise politique à l’intérieur.
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