Al-Ahram Hebdo : Les manifestations des étudiants, réclamant la démission d’un recteur nommé par le pouvoir et appelant à la libération de leurs collègues arrêtés par les forces de sécurité, témoignent-elles d’un malaise plus profond en Turquie ?
Dr El Sayed Ali Abou Farha : Depuis sa prise du pouvoir en 2003, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, tenait à mettre en oeuvre un plan systématique qui vise à nommer ses proches et les membres de son parti politique dans des postes importants. La nomination d’un de ses proches à la tête de l’Université du Bosphore entre dans ce cadre. Ce qui a suscité la grogne des étudiants, qui a commencé depuis plus de 17 ans. Celui qui observe la situation sait bien que cette décision et ce plan ne sont pas spontanés, Erdogan tente depuis plus de 17 ans d’évincer ses opposants. Il a commencé par le secteur économique, l’armée et la justice. Après avoir mis ses mains sur ces trois secteurs stratégiques, Erdogan élargit sa politique. L’enseignement supérieur et la nouvelle génération sont sa nouvelle cible sur laquelle il va travailler dans les prochaines années.
— Jusqu’où peuvent aller ces manifestations ?
— Erdogan veut cibler les jeunes, mais ce n’est pas sûr qu’il le puisse. Personnellement, je pense que ce plan ne sera pas accompli, car les failles de la politique d’Erdogan suscitent de plus en plus de mécontentement à l’intérieur. Même les partis qui le soutenaient au début de sa prise de fonction commencent à changer d’avis, en voyant l’homme gouverner le pays d’une main de fer. Et donc, il commence à perdre peu à peu ses partisans et il n’a maintenant que ses proches. — Avec la diminution de la valeur de la lire turque et l’augmentation de l’inflation, la situation économique présente aussi un facteur de pression sur le pouvoir turc …
— Bien sûr. L’économie turque souffre durement. Cela dit, il existe de bons résultats qui peuvent absorber les pertes actuelles. Or, cette situation demeurera pour combien de temps ? Ceci sera déterminé en fonction de la prochaine politique économique. Pour le moment, les responsables trouvent dans les effets de la crise du coronavirus, qui touchent le monde entier, un prétexte pour justifier la récession.
— Erdogan s’est dit récemment en faveur d’une nouvelle Constitution. De quoi s’agit-il et quel est son impact sur son avenir politique ?
— Le président turc a modifié la Constitution deux ou trois fois jusqu’à maintenant. Ces amendements ont renforcé son pouvoir. En 2017, il a procédé à une profonde révision de la Constitution actuelle, qui date de 1982, à travers laquelle la Turquie est notamment passée d’un régime parlementaire à un système présidentiel ayant considérablement élargi les pouvoirs du chef de l’Etat. Donc, l’opposition ainsi que la rue turque sont conscientes que tout amendement n’aura que des effets négatifs sur la nation. Une nouvelle Constitution est un choc pour tout le monde en Turquie, ce qui ne va pas passer facilement.
— Mais lors des précédents amendements, la contestation était limitée …
— Oui, c’est vrai, les gens étaient encore apaisés par le succès économique réalisé par le régime d’Erdogan lors de ses premières années de pouvoir, mais avec un tel ralentissement économique dans le pays, je pense que cette fois, l’affaire ne passera pas inaperçue.
— Passant de la situation intérieure à la politique régionale du président turc, comment l’évaluez-vous ?
Plus de 150 personnes ont été arrêtées suite aux manifestations. (Photo : Reuters)
— Auparavant, la Turquie ne dépassait pas ses territoires, actuellement, elle installe la première base militaire en Somalie. Elle joue aussi un rôle en Libye. Pour elle, ces deux pays représentent des points de présence dans la région. Au début de chaque intervention, la Turquie enregistre des réussites, mais cellesci ne persistent pas. On l’a vu en Syrie et on le voit actuellement en Libye. La politique régionale de la Turquie correspond à ses considérations idéologiques, ce qui rend son attitude obstinée et ne laisse aucune place aux manoeuvres politiques. Cette stratégie n’a pas bien fonctionné dans certains pays comme la Libye. Sur le terrain, la Turquie a subi un recul militaire et politique. Les Européens et d’autres acteurs comme l’Egypte ont cherché des solutions pacifiques, ce qui a donné naissance à un nouveau gouvernement. La Turquie, en revanche, travaille sur ses propres intérêts sans prendre en considération les conséquences graves sur les pays où elle intervient.
— Et comment voyez-vous l’avenir de ce régime ?
— Les politiques du président turc sont la corde qu’il est en train d’entourer autour de son cou. Son avenir politique dépendra de la situation économique et de la nouvelle Constitution qu’il voudra mettre en place.
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