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Méditerranée orientale : Ankara tergiverse

Sabah Sabet avec agences, Mercredi, 16 septembre 2020

Le navire de recherche gazière turc a quitté les eaux contestées en Méditerranée orientale. Un geste d’apaise­ment turc qui ne signifie pas pour autant que la crise soit désamorcée.

Méditerranée orientale : Ankara tergiverse
Ankara a retiré le navire de recherche, mais maintenu ses exercices militaires avec le nord de Chypre. (Photo : AFP)

Volte-face ou manipu­lation ? La Turquie a soudainement baissé le ton dimanche 13 sep­tembre en annonçant retirer le navire de recherche sismique Oruc Reis qu’elle avait déployé en août dernier dans des eaux proches d’une île grecque, un acte qui avait suscité de vives tensions non seulement avec la Grèce, mais aussi avec l’Union européenne dans sa totalité. « Le navire Oruc Reis est rentré au port d’Antalya (un port turc) », a rapporté un quotidien turc le même jour. Déployé dans une zone disputée de la Méditerranée orientale riche en gaz naturel, le navire était à l’origine d’une grave crise entre Ankara, Athènes et Nicosie, d’une part, et la France, qui soutient la Grèce, d’autre part. Officiellement, le départ du navire a été justifié par la fin de sa mission, qui arri­vait à son terme samedi 12 sep­tembre, et qui n’a donc pas été prolongée par les autorités turques. Sa mission avait pourtant été prolongée à trois reprises, mal­gré les appels répétés de l’Union européenne et de la Grèce d’y mettre fin.

Cette décision qui apparaît comme un signe d’apaisement a été prise alors que le scénario se dirigeait plutôt vers plus d’esca­lade. D’ailleurs, bien que la Turquie ait retiré le navire, elle a clairement affirmé que cela ne signifie pas qu’elle renonçait à ses « droits » dans cette zone. « Il y aura des allers-retours », a décla­ré dimanche 13 septembre le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, à l’agence de presse offi­cielle Anatolie. Aussi, Ankara n’a pas annulé l’exercice naval de tir réel au large de Sadrazamkoy, dans le nord de Chypre, tenu du samedi 12 au lundi 14 septembre. Cet exercice naval de tir réel au large de la côte nord de l’île a été fermement condamné par Chypre, qui a estimé que de telles manoeuvres sont « illégales » et « violent » sa souveraineté. Des déclarations intervenues en pleine visite du secrétaire d’Etat améri­cain, Mike Pompeo, à Chypre. Ce dernier a noté la préoccupation des Etats-Unis envers ce qui se passe dans la région. Les Etats-Unis restent « profondément pré­occupés » par les actes de la Turquie en Méditerranée orien­tale, a déclaré Mike Pompeo lors de sa courte visite à l’île. « Les pays de la région doivent surmon­ter leurs désaccords, notamment sur la sécurité, les ressources énergétiques et les questions maritimes, par des moyens diplo­matiques et pacifiques », a-t-il poursuivi.

L’entrée en jeu des Etats-Unis, un allié sur lequel la Turquie compte vu les intérêts communs qu’ils partagent, semble être à l’ori­gine de cette ambivalence turque. La décision de ne pas prolonger sa mission est « une étape pour don­ner sa chance à la diplomatie », a écrit le journal pro-gouvernemental Yeni Safak, qui établit un lien avec des tentatives de lancer des pour­parlers entre la Grèce et la Turquie. « Il s’agit d’un premier pas posi­tif (…). J’espère qu’il y en aura d’autres », a réagi le premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis. Athènes « est toujours prête à com­mencer des contacts exploratoires avec la Turquie », a-t-il ajouté. « Ce pas de la part de la Turquie va dans la bonne direction », vers « la désescalade de la situation » et pourrait contribuer à la reprise « du dialogue » entre les deux pays, a encore dit le premier ministre grec.

Front commun mené par Paris

Pourtant, la prudence est de mise, selon les analystes. Tarek Fahmy, professeur de sciences politiques à l’Université améri­caine du Caire, explique qu’il s’agit « d’un apaisement tempo­raire, un changement de tactique mais pas de stratégie, et ce, parce que la Turquie est exposée à de fortes critiques ». Le politologue estime aussi que cette décision est liée à la pression exercée sur la Turquie, d’une part, par l’Europe, la France en premier lieu, et d’autre part, par les Etats-Unis.

Jeudi 10 septembre, lors du Sommet européen Med7 tenu à Ajaccio, les pays du sud de l’Union européenne (France, Italie, Espagne, Portugal, Grèce, Malte et Chypre) ont agité la menace de sanctions européennes contre la Turquie si elle ne mettait pas un terme à ses « activités uni­latérales » en Méditerranée orien­tale. La France, alliée de la Grèce, a tenté de créer un front européen commun contre la Turquie, alors qu’il n’y a pas de position unie sur le sujet. « L’Europe doit avoir une voix plus unie et plus claire » face à la Turquie, a déclaré le président français, Emmanuel Macron, lors de ce forum infor­mel qui avait été lancé dans un contexte de fracture entre les pays du Nord de l’Europe et ceux du Sud sur fond de la crise écono­mique grecque. Le président fran­çais a aussi exhorté l’Europe à se montrer « ferme » face à la Turquie. « Nous, Européens, devons être clairs et fermes avec le gouvernement du président (Recep Tayyip) Erdogan qui, aujourd’hui, a des comportements inadmissibles », et doit « clarifier ses intentions », a-t-il martelé.

Une attitude certes ferme, mais qui ne signifie pas pour autant que l’escalade est de mise. Les Européens optent toujours pour un règlement politique. Il faut « faire en sorte que la médiation alle­mande engagée entre la Grèce et la Turquie puisse reprendre », a indiqué la présidence française, en expliquant que ces négociations n’ont pas pu reprendre fin août, puisque « les Turcs ne sont pas revenus à la table des négocia­tions », a relevé l’Elysée. Cependant, le flou entoure ces tentatives de dialogue. L’Otan a affirmé que les deux pays avaient accepté d’entamer des « pourpar­lers techniques » avec pour objec­tif de prévenir des incidents entre leurs flottes en Méditerranée orientale. Athènes a démenti cette information, mais le ministère turc de la Défense a déclaré, jeudi 10 septembre, que des négociations avaient commencé entre des délé­gations militaires des deux pays au siège de l’Otan à Bruxelles.

Autre point important, certains pays européens sont réservés sur la riposte à opposer au président Erdogan, craignant qu’il ne bran­disse une fois de plus la menace migratoire. Autant de questions enchevêtrées qui compliquent la situation. « Un affrontement mili­taire dans cette région aura de lourdes conséquences sur tous les plans, les négociations restent la seule voie malgré tout », explique Béchir Abdel-Fattah, expert en affaires turques au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. L’expert ajoute que la question migratoire est une carte de pression qu’Erdo­gan sait manipuler. Autre point dont Ankara tire profit : les divi­sions européennes. « Tout porte à croire qu’Ankara va poursuivre ses provocations tout en évitant une escalade. Malgré tout, Ankara ne veut pas d’un conflit, la Turquie souffre déjà d’une crise écono­mique et sanitaire », explique Béchir, tout en ajoutant que « le président turc intensifie ses pres­sions pour négocier en position de force ». D’ici au prochain sommet européen qui se tiendra les 24 et 25 septembre, les Européens espè­rent convaincre ainsi les diffé­rentes parties pour s’orienter vers le dialogue. Autrement, des sanc­tions seront imposées à Ankara.

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