Quelques jours à peine après l’annonce d’une nouvelle stratégie envers les djihadistes au Mali basée sur le dialogue, une attaque visant un camp militaire a eu lieu vendredi 14 février, jetant ainsi le doute sur la faisabilité et l’efficacité de cette démarche politique. A Bintia, dans la région de Gao, 8 soldats maliens ont été tués et 4 autres blessés dans une embuscade tendue, a annoncé l’armée malienne. Jeudi 13, 31 civils avaient trouvé la mort dans une autre attaque, également dans le centre du pays, en proie à une spirale de violences djihadistes et intercommunautaires. Ce genre d’attaques qui ne cessent de se multiplier au Mali et dans les pays du Sahel, ainsi que la difficulté d’y faire face (2019 a été l’année la plus meurtrière au Sahel et, selon les Nations-Unies, les attaques terroristes au Mali, au Niger et au Burkina Faso ont fait au moins 4 000 victimes civiles et militaires) ont poussé le président malien, Ibrahim Boubacar Keïta, à accepter l’idée de dialoguer avec ses groupes djihadistes. Le 10 février, le président malien a prôné le dialogue avec les chefs djihadistes actifs dans son pays : Amadou Koufa, le chef de la katiba Macina, dans le centre du pays, et Iyad Ag Ghali, ex-rebelle touareg devenu chef du Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM). « J’ai un devoir aujourd’hui et la mission de créer tous les espaces possibles et de tout faire pour que, par un biais ou un autre, on puisse parvenir à quelque apaisement que ce soit. Parce que le nombre de morts aujourd’hui au Sahel devient exponentiel, je crois qu’il est temps que certaines voies soient explorées », a-t-il justifié. Il a pris au passage en référence la politique de « concorde civile » en Algérie, qui a permis de sortir des milliers d’islamistes du maquis, tout en se disant « sans grande naïveté » sur les chances de succès d’une telle démarche.
En fait, l’idée de négocier avec les chefs djihadistes est revenue publiquement sur la table à l’issue du « dialogue national inclusif », qui s’est achevé le 22 décembre 2019. Le rapport final de ce dialogue préconise en effet clairement d’« engager le dialogue avec Amadou Koufa et Iyad Ag Ghali pour ramener la paix au Mali ». Depuis fin décembre, l’ancien président de transition Dioncounda Traoré — l’homme qui avait signé la demande d’intervention de la France, en 2013, quand les djihadistes contrôlaient le nord malien et menaçaient de descendre sur Bamako — a donc été mandaté pour « écouter tout le monde ». En premier lieu Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa, qui est allé porter le djihad dans le centre du Mali.
Amira Abdelhalim, spécialiste dans les affaires africaines au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, explique que le dialogue est l’un des mécanismes appliqués dans certains pays après des années de conflits armés. « Il fonctionne parfois, parfois non. En Algérie par exemple, la politique d’entente nationale lancée par l’ancien président Abdelaziz Bouteflika en 1999 a permis de mettre fin à la décennie noire. En revanche, au Nigeria, des tentatives du genre n’ont pas réussi avec le groupe Boko Haram. Quoi qu’il en soit, il est possible de dialoguer avec de tels groupes, il suffit de voir que même les Etats-Unis dialoguent avec les talibans », dit-elle. Tout en précisant : « En fait, ce sont ces deux dirigeants qui ont accepté de négocier, mais il y en a d’autres qui refusent ». D’où l’absence de garantie. Même si ce changement de stratégie sonne comme un constat d’échec de la méthode employée jusqu’ici, sa réussite n’est pas évidente. « Si discuter avec Iyad et Koufa est une voie de sortie de crise, pourquoi pas ! Il faut cependant être prudent, car si l’on ouvre la porte à une application de la charia, cela deviendra difficilement contrôlable. Tout le monde veut aller à l’apaisement, y compris Koufa, mais selon quels termes ? », s’interroge un très proche du président cité par l’AFP.
Mais sur quelle base négocier avec des djihadistes sans remettre en question les fondements de l’Etat malien ? Comment mener dans le même temps la lutte antiterroriste et le dialogue avec les insurgés ? « Ce n’est pas du tout antinomique », veut croire le président malien, qui dit être « en attente de quelques frémissements ».
Des lignes rouges
Au sein du parti du président, le Rassemblement Pour le Mali (RPM), la démarche est saluée et est perçue comme une continuité des conclusions du dialogue national inclusif. Mais ce dialogue ne doit pas franchir certaines limites, selon Me Baber Gano, secrétaire général du RPM. « Il est arrivé un moment où le président a fait le dialogue national inclusif, c’est lié à la volonté de tous les Maliens, qui ont exprimé ce souhait, de dialoguer avec Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa, dans les recommandations du dialogue national inclusif », a expliqué Gano, tout en assurant qu’il y a des lignes rouges qu’il ne faut pas franchir, « la partition du Mali, la république, le territoire du Mali, la laïcité, les principes républicains … Ce sont des lignes rouges que le président n’acceptera jamais de franchir ». Pour Soumaïla Cissé, chef de file de l’opposition et président de l’Union pour la République et la Démocratie (URD), la négociation reste une solution envisageable, mais il faut en poser clairement les termes. « Il faut savoir ce qui est négociable », insiste Cissé, « est-ce que la laïcité au Mali est négociable ? Est-ce que l’intégrité territoriale est négociable ? ». L’initiative ne fait donc pas l’unanimité dans la classe politique. Moussa Mara, président du parti Yelema, se dit très réservé sur sa pertinence. « Ceux qui sont à la base de ces attaques, je ne suis pas sûr qu’ils aient l’intention de discuter avec qui que ce soit, puisque les attaques continuent régulièrement. Ensuite, la deuxième chose c’est que, même s’ils ont l’intention de discuter, est-ce que les termes de discussion seront compatibles avec le Mali que nous connaissons tous ? Ce dont je doute », dit-il.
Reste à savoir quelle sera la réaction de la France, principale puissance impliquée dans la région. Paris observe d’un oeil prudent ce tournant. Dans un communiqué, le Quai d’Orsay a estimé que les « initiatives » prises par le président malien sont dans le cadre des recommandations du dialogue national inclusif. Et le ministère français des Affaires étrangères de juger que « l’action collective au Sahel est multidimensionnelle ». « Au-delà de l’aspect sécuritaire, l’accent doit être mis sur les questions de stabilisation, de développement et de réconciliation ». Dans son communiqué, le Quai a précisé que la France combat « les groupes armés terroristes au Sahel à la demande des Etats de la région et notamment du Mali ». Sous-entendu : si Bamako négocie avec ces deux chefs djihadistes, ce n’est pas le cas de Paris.
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