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Erdogan veut soumettre l’armée

Abir Taleb avec agences, Mardi, 16 juillet 2013

Le Parlement turc a modifié une disposition du règlement intérieur des armées, maintes fois utilisée pour justifier des coups d'Etat. Une mesure qui vise à confiner les militaires.

Erdogan
Erdogan er Ilker Basbug, ancien chef d'état-major de l'armée turque, aujourd'hui en prison pour « complot présumé en vue de renverser le gouvernement ».

Des milliers de Turcs se sont rassemblés dimanche soir à Istanbul à l’appel d’un parti islamiste pour un meeting de soutien au président égyptien déchu, Mohamad Morsi. Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, lui, a estimé que Mohamad Morsi était le seul chef d’Etat légitime en Egypte, selon le journal turc Today’s Zaman. Le chef du gouvernement avait déjà qualifié de « coup d’Etat » l’éviction de Morsi par l’armée.

En effet, Erdogan est le plus grand perdant des récents événements en Egypte. Si les deux hommes sont diplomatiquement proches, vu leurs tendances islamistes, c’est surtout l’intervention de l’armée qui a ravivé de très mauvais souvenirs pour le premier ministre turc. D’un côté, l’Egypte était devenue l’un des axes de la nouvelle tentative de redéploiement régional de la Turquie, le « modèle turc » était supposé être une « source d’inspiration » pour certains Frères musulmans. De l’autre, le Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir depuis 2002), en invoquant la « légitimité électorale », veut surtout « déligitimiser » l’intervention de l’armée. Car s’il y a quelque chose que les Turcs connaissent bien, ce sont les putschs militaires (quatre en 1960, 1971, 1980, 1997, plus une tentative d’intervention en 2007).

L’objectif est donc désormais de limiter le pouvoir de l’armée. Un nouveau pas a été franchi samedi dernier : le Parlement turc a amendé une disposition controversée du règlement intérieur des armées, maintes fois utilisée pour justifier des coups d’Etat militaires. L’amendement, déposé par l’AKP, réécrit l’article 35 de la loi sur le fonctionnement de l’armée, promulgué après le coup d’Etat de 1960 et qui stipule que le devoir de l’armée est notamment de « préserver et de protéger la République de Turquie ». Les militaires turcs ont mené deux coups d’Etat, en 1971 et 1980, se fondant sur cet article, faisant valoir que les autorités civiles ne parvenaient pas à assurer la défense des principes constitutionnels. La nouvelle version votée samedi restreint le champ d’intervention des forces armées, précisant que leur rôle est de « défendre les citoyens turcs contre les menaces et les dangers venant de l’étranger, d’assurer une dissuasion efficace et de participer aux opérations à l’étranger approuvées par le Parlement ».

En 1997, c’est un coup d’Etat dit « post-moderne » qui a contraint le premier ministre d’alors, l’islamiste Necmettin Erbakan, à démissionner. Quelques mois plus tard, son parti, le Refah a été interdit. L’AKP, fondé par Recep Tayyip Erdogan et Abdullah Gül, est l’un des successeurs de ce parti.

Menace à peine voilée

10 ans plus tard, le 27 avril 2007, c’est une tentative d’intervention de l’armée qui a eu lieu : un mémorandum militaire est déposé sur le site Internet des forces armées qui rappellent qu’elles se considèrent comme garantes des institutions et de la laïcité. La menace est à peine voilée. Via ses relais dans la société civile, l’armée fait organiser de grandes manifestations anti-AKP à travers tout le pays. Mais ce « e-coup » n’influencera pas les électeurs. Au contraire. En juillet, l’AKP obtient 46,7 % des voix aux élections législatives anticipées ; en août Abdullah Gül est élu par le Parlement à la présidence de la République, et son épouse voilée entre au Palais présidentiel à Ankara. Début 2008, le gouvernement islamo-conservateur contre-attaque, avec le soutien, franc puis moins assuré, de l’Union européenne. Au total, 365 officiers actifs ou à la retraite ont été jugés depuis 2010. Par ces procès, la justice attaque frontalement une armée jusque-là intouchable. Sorte d’Etat dans l’Etat, l’armée turque a longtemps été incontournable dans la vie politique et économique du pays en raison de son rôle historique dans la fondation de la Turquie dite moderne, république démocratique et laïque, mais Erdogan est parvenu en quelque sorte à la mettre au pas.

Mais le jeu de l’AKP est tout de même risqué : si le parti du premier ministre évoque une avancée majeure vers la démocratisation de la Turquie, les partisans de l’héritage laïque d’Atatürk y voient une cabale visant à faire taire l’opposition et à faciliter l’islamisation rampante du pays. Les récentes manifestations anti-Erdogan en sont la preuve.

Un rôle politique controversé

L’armée turque est la deuxième armée en effectifs de l’Otan après l’armée américaine et la sixième armée du monde en effectifs au niveau mondial. De manière historique, elle occupe une place particulière en Turquie. Gardienne autoproclamée de la Turquie laïque, l’armée turque est longtemps intervenue dans la vie politique, notamment par des coups d’Etat.

Dépositaires de la mémoire de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur en 1923 de la République de Turquie, les militaires ont renversé des gouvernements qui avaient, à leurs yeux, perdu le contrôle du pays ou avaient pris des libertés avec le dogme anticommuniste ou laïque. En 1960, les généraux arrêtent ainsi, puis exécutent, le premier ministre, Adnan Menderes. En 1971, ils destituent le gouvernement de Süleyman Demirel. Après 1971, un régime semi-militaire s’était maintenu jusqu’en octobre 1973 et les mouvements de gauche furent durement réprimés. Opéré dans une période de chaos politique, le coup d’Etat de 1980 a laissé une empreinte plus profonde : c’est un nouveau régime nettement moins démocratique qui a été mis en place et que les gouvernements civils ne sont pas arrivés à véritablement le libéraliser. Le général Kenan Evren, qui prend alors le pouvoir par la force, réécrit la Constitution pour inscrire le droit légal de l’armée à renverser un gouvernement.

L’armée turque est la seule du monde occidental à avoir gardé jusqu’en 2003 des prérogatives politiques très importantes. Elle décide des grandes orientations de la diplomatie et fixe les règles du jeu politique. La Turquie vit aujourd’hui sous une Constitution qui a été directement dictée par l’armée en 1982 et approuvée par plébiscite en 1983. Fin juillet 2003, les députés ont voté une nette réduction du rôle politique de l’armée.

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