S’il est un événement régional qui a capté les regards du monde arabe, de la région, de l’Europe et de l’ensemble de la communauté internationale fin 2019, au point de faire de l’ombre sur bien d’autres crises, et qui a suscité l’inquiétude de tous, c’est bien les développements de la situation en Libye. Des développements pour le moins que l’on puisse dire dangereux : l’entrée en jeu de la Turquie, autrefois acteur discret, aujourd’hui effronté, imprudent, se lançant dans une aventure hasardeuse aux conséquences sans doute fâcheuses, vient bouleverser les cartes et donner à la crise libyenne une autre dimension. Une entrée en jeu qui coïncide avec le lancement, par le maréchal Haftar, de la nouvelle phase de l’offensive pour la prise de Tripoli. Au point de se poser aujourd’hui, en ce début d’année, la douloureuse question: le conflit libyen va-t-il se transformer en conflit régional? Quoi qu’il en soit, et comme le dit le politologue Tarek Fahmy, « 2020 sera par excellence l’année de la crise libyenne, elle va occuper la scène politique régionale et internationale ».
Nul doute, vu le rythme auquel les choses se sont accélérées depuis fin 2019 : le 27 novembre, la Turquie signe avec le Gouvernement d’union nationale (GNA, autorité de Tripoli) de Fayez Al-Sarraj, un double accord militaire et maritime. Le 10 décembre, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, affirme clairement être prêt à venir militairement à l’aide du GNA si ce dernier en formule la demande. Le 26 décembre, il annonce son intention d’envoyer des troupes en Libye pour soutenir le GNA dans sa bataille contre l’Armée de Libération Nationale libyenne (ALN) dirigée par le maréchal Khalifa Haftar (autorité de l’est). Le 30 décembre, il transmet au parlement une motion autorisant un déploiement militaire en Libye. Le 2 janvier 2020, au cours d’une session extraordinaire, le parlement vote le texte. Le 5 janvier, Erdogan annonce le début du déploiement de soldats turcs en Libye. « La mission de nos soldats là-bas est la coordination (...) Nos soldats sont en train d’être déployés progressivement », a-t-il déclaré sur la chaîne CNN Turk. La Turquie n’engagera pas ses propres soldats dans des combats, mais des officiers supérieurs turcs seront chargés de la coordination au sein de la « force combattante », a expliqué M. Erdogan. Cette « force combattante » sera composée de « différentes unités », a-t-il indiqué sans préciser qui seront les combattants ni d’où ils viendront.
Retombées multidimensionnelles
Mais que vient faire la Turquie dans le chaos libyen, si ce n’est l’amplifier encore? Que vient faire l’immixtion russe elle aussi ? Quels scénarios attendent la Libye durant 2020? Et quelles mutations vont connaître les équilibres géostratégiques mondiaux? Car la crise libyenne ne concerne plus que les Libyens. Elle déborde, implique et influe désormais l’ensemble de la région, voire plus. « L’intervention militaire de la Turquie, si elle a lieu, aura d’un côté des retombées sur la situation interne, sur le terrain, et de l’autre, sur la stabilité de l’ensemble de la région », dit Tarek Fahmy. Et les deux sont intrinsèquement liés. En effet, sur le plan interne, un soutien turc va renforcer les troupes de Sarraj et les milices qui leur sont alliées. Conséquence: la bataille ne sera pas facilement tranchée. « Les combats entre les forces de Haftar et celles de Sarraj sont déjà acharnés et durent depuis plusieurs mois sans que l’une des parties ne parvienne à l’emporter sur l’autre. L’offensive de l’ALN a été lancée en avril 2019 et on s’attendait alors qu’elle ne dure que quelques mois, mais l’appui apporté par les milices de l’ouest à Sarraj a fait traîner les choses. Avec un soutien militaire turc, l’intensité des combats va s’intensifier, et Tripoli risque d’être complètement détruite », prévient Dr Mona Soliman, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire. Selon l’experte, si les choses se sont accélérées ces dernières semaines, c’est pour deux raisons : « D’abord, parce que les forces de l’ALN ont intensifié leurs frappes, affaiblies, les milices de l’ouest et les forces du GNA ont crié à l’aide, ensuite, parce que la Turquie veut se débarrasser des djihadistes de Daech et de Hayat Tahrir Al-Cham, (ex-Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaëda) présents sur son territoire ». Ce que confirme le politologue Tarek Fahmy, qui ajoute que la démarche turque « s’inscrit dans une volonté plus large de velléité hégémonique dans la région. Ankara veut pénétrer dans le Maghreb et en Méditerranée ».
D’ailleurs, les informations faisant état de la présence, à Tripoli, de mercenaires syriens envoyés par la Turquie, se sont multipliées fin décembre, le GNA a nié en bloc, mais Ankara n’a pas démenti, et selon l’analyste, ces combattants sont bien entraînés vu leur participation à la guerre en Syrie et représentent une vraie menace. Pour les affronter donc, ajoute Soliman, « les forces de l’armée libyenne devront utiliser l’arme lourde, ce qui risque de détruire entièrement l’infrastructure de Tripoli ». D’ores et déjà, le maréchal Haftar a appelé le 3 janvier, dans un discours retransmis sur la chaîne Al-Hadath, « tous les Libyens » à prendre les armes, qu’ils soient « hommes, femmes, militaires et civils, pour défendre notre terre et notre honneur ». « Nous acceptons le défi et déclarons le djihad et la mobilisation générale ».
Ankara dans le « spectacle »
ou dans « l’action » ?
Les choses vont donc certainement évoluer dans les semaines à venir. Cependant, les avis divergent, certains analystes estiment qu’Erdogan est davantage dans le spectacle que dans l’action, du moins, jusque-là. Et qu’il tente un chantage. Le vice-président turc, Fuat Oktay, a, en effet, affirmé que la nature et l’ampleur du déploiement seraient déterminées par l’évolution de la situation « au sol », mais qu’Ankara espérait que le vote du parlement aurait un effet dissuasif. Un marchandage? La Turquie espère-t-elle que la crainte d’une amplification du conflit ne pousse la communauté internationale à faire pression sur le camp Haftar de manière à préserver ses intérêts ? Si telle est la tactique d’Erdogan, elle comporte bien des aléas. Car la communauté internationale n’a pas réussi à trouver une issue à la crise libyenne alors qu’elle était bien moins compliquée que cela. L’Onu a simplement mis en garde contre les dangers de « tout soutien étranger aux parties en guerre ». Washington a une position peu claire, elle se distancie de la crise, même si elle aussi a mis en garde Ankara contre toute « interférence étrangère » en Libye, l’Europe patauge, et la Russie tente de s’imposer. Le président russe est d’ailleurs attendu ce mercredi 8 janvier à Ankara. « Si la Russie soutient Haftar, elle a aussi d’importants intérêts avec la Turquie. La question est donc de savoir quelle sera sa position », explique Tarek Fahmy. Selon l’expert, « tout compte fait, ce qui importe à ces pays, c’est que leurs intérêts soient préservés, et leur position varie en fonction de cela ». « La seule chose qui peut les faire réellement bouger, c’est que la Turquie tente d’établir une base militaire en Libye, un tel scénario sera refusé tant par Washington que par Moscou, et d’énormes pressions seront alors exercées sur la Turquie », estime-t-il.
Quant aux pays voisins, chacun subit les conséquences des velléités et de l’aventurisme turc. Ces derniers sont susceptibles d’être affectés si, avec l’entrée en jeu de la Turquie qui modifie les rapports de force, de nouveaux fronts s’ouvraient ou si les batailles s’intensifiaient au point de conduire à encore plus de chaos. Un tel scénario déstabilisateur pourrait favoriser la propagation et l’infiltration d’éléments terroristes, et faire craindre une vague de migration de la Libye vers ses voisins. L’Algérie et la Tunisie tentent donc de se protéger vu leurs frontières communes avec l’ouest de la Libye, contrôlé par le GNA (1000 km de frontières algéro-libyennes). D’où la position ambiguë de ces deux pays: si elles refusent toute présence turque en Libye, toujours est-il qu’elles restent neutres dans leurs positions sur le conflit libyen.
Les options de l’Egypte
Reste le plus important, la réaction de l’Egypte. L’intervention turque vient ajouter à l’antagonisme entre Le Caire et Ankara, pays qui soutient les Frères musulmans. Aussi, l’Egypte mène une guerre acharnée contre le terrorisme, et une éventuelle présence turque ou celle de djihadistes venus de Syrie, près de ses frontières (plus de 1100 km de frontières égypto-libyennes) représente une menace. D’où la réaction égyptienne qui ne s’est pas fait attendre: tenue, ce mercredi 8 janvier au Caire, d’une réunion d’urgence regroupant les chefs de la diplomatie égyptien, chypriote, grec, français et italien. Tenue, quelques jours auparavant, à la demande du Caire, d’une réunion urgente de la Ligue arabe, qui a refusé toute intervention militaire de forces étrangères dans le pays, réunion du président Abdel-Fattah Al-Sissi avec le Conseil de sécurité national. Discussion de la question avec les présidents américain, russe et français ainsi que la chancelière allemande lors d’entretiens téléphoniques. Le Caire a, en effet, « fermement » condamné le vote du parlement turc, et avant même ce vote, Sissi avait dénoncé, le 17 décembre, toute tentative d’ingérence étrangère en Libye. « Nous n’autoriserons personne à contrôler la Libye (…) Cette question relève de la sécurité nationale de l’Egypte ».
Sécurité nationale, le mot a été lancé. Mais quelles sont les options de l’Egypte? « Le Caire va commencer par les options politiques, il peut se diriger au Conseil de sécurité et, à travers ses contacts avec les Européens, il cherche un appui international pour contrer les ambitions turques », estime Mona Soliman. « Ce qui est sûr, c’est que l’Egypte n’autorisera jamais l’infiltration de terroristes à travers les frontières avec la Libye, elle usera de tous les moyens pour empêcher un tel scénario », ajoute-t-elle. Toutes les options sont sur la table, les développements à venir détermineront la réaction du Caire. Sur le plan interne, régional et même mondial, la question libyenne sera ainsi sans doute la crise majeure 2020.
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