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Erdogan, le début de la fin

Abir Taleb avec agences, Mardi, 30 juillet 2019

La Turquie commémore ce 16 juillet le troisième anniversaire du putsch manqué contre Erdogan. Si, au cours de ces trois années, le président turc a tout fait pour renforcer son emprise, il semble désormais sur la pente descendante.

Erdogan, le début de la fin
(Photo: Reuters)

Presque trois ans jour pour jour après la tentative de coup d’Etat qui a failli renverser le régime du président turc, Recep Tayyip Erdogan, le 16 juillet 2016, la Russie a commencé à livrer, vendredi 12 juillet, son système de missiles S-400 à la Turquie. Cette livraison d’armement russe cor­respond à un accord passé entre les autorités turques et russes. D’autres livraisons sont pré­vues dans les jours et les semaines à venir. Ankara, longtemps allié de Washington, s’est tourné vers Moscou pour acquérir un système sophistiqué de défense antiaérienne. Une volte-face qui n’a pas manqué de susciter la colère de Washington, tout comme celle de l’Otan, dont la Turquie fait pourtant partie. Les Etats-Unis ont une énième fois averti la Turquie. « La Turquie s’exposerait à des conséquences réelles et néfastes si elle acceptait les S-400 », a déclaré la semaine dernière la porte-parole du départe­ment d’Etat américain, Morgan Ortagus. En réponse, Ankara, dans un communiqué du ministère turc des Affaires étrangères, a décla­ré : « Nous invitons la partie américaine à ne pas prendre de mesures dommageables qui met­traient au rebut la diplomatie et le dialogue et nuiraient à nos relations ». Fin juin, le président turc avait affirmé, après avoir rencontré son homologue américain Donald Trump, qu’il ne craignait pas d’exposer son pays à des sanctions en achetant les missiles S-400.

Mais les retombées sont réelles et tangibles. Première conséquence, un changement dans la coopération militaire entre les Etats-Unis et la Turquie. Washington a d’ores et déjà cessé d’en­traîner des pilotes turcs au maniement du futur avion furtif F-35. Et menace désormais d’ex­clure totalement la Turquie du programme de développement de ce chasseur, craignant que les Russes n’aient accès aux secrets de cet appareil.

Erdogan est-il en train de jouer gros avec l’af­faire des missiles russes ? En tout cas, selon les analystes, c’est une évolution importante, une redistribution des cartes sur le plan géopoli­tique. Car avec ces contrats, la Russie parvient à se rapprocher de la Turquie, à l’éloigner encore des Américains, et sème la zizanie à l’Otan. Et c’est là la deuxième, et plus importante, consé­quence. Cette affaire de S-400 confirme que Moscou et Ankara se sont totalement réconciliés depuis la crise de 2015, lorsqu’un avion russe avait été abattu par la Turquie, non loin de la frontière syrienne. Une évolution importante puisque, pour Moscou, la Turquie est un parte­naire-clé de sa politique au Moyen-Orient, en particulier dans le dossier syrien.

Tensions avec l’UE

Ce n’est pas qu’avec les Etats-Unis et l’Otan qu’Ankara joue avec le feu. Ses relations avec l’Union Européenne (UE) et ses voisins médi­terranéens sont aussi perturbées. Et pour cause, la poursuite des activités de forage de la Turquie au large de Chypre exacerbe les tensions en Méditerranée. La semaine dernière, Ankara a annoncé, en dépit des mises en garde de l’UE, que le second navire turc de forage arrivé au large de Chypre poursuivrait ses travaux d’ex­ploration. Deux navires turcs, le Yavuz et le Fatih, ont été dépêchés ces derniers mois au nord-est de l’île, au large de l’autoproclamée République Turque de Chypre du Nord (RTCN) parrainée par Ankara et non reconnue par la communauté internationale. Le Fatih a déjà commencé ses forages en mai et le Yavuz s’ap­prête à lui emboîter le pas, malgré les mises en garde répétées de l’Union européenne, dont est membre la République de Chypre, qui exerce son autorité sur la partie sud de l’île seulement depuis l’invasion du nord par la Turquie en 1974. La Turquie estime respecter le droit inter­national et s’oppose à toute exploitation des ressources gazières au large de l’île. La cheffe de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, avait auparavant déclaré que l’UE, qui avait menacé la Turquie de sanctions après l’annonce de l’envoi du navire de forage Yavuz, répondrait « de façon appropriée, en totale soli­darité avec Chypre ». Mais le ministère turc des Affaires étrangères a estimé que l’UE ne pou­vait endosser « un rôle de médiateur impartial » dans ce dossier.

Selon les observateurs, la question ne concerne pas que l’énergie, les actions turques relèvent davantage d’une tentative turque de prouver une certaine hégémonie régionale.

L’AKP affaibli

La stratégie d’Ankara comporte évidemment des risques. L’affaire des missiles russes et celle des forages en Méditerranée peuvent aussi avoir un impact interne. Sur l’économie d’abord. La Turquie traverse une mauvaise passe, et des sanctions américaines, si elles étaient adoptées, risqueraient de déstabiliser un peu plus le pays. Car si Recep Tayyip Erdogan a bâti son succès sur l’économie, les difficultés économiques enregistrées depuis un an vien­nent perturber son avenir politique. Et cela intervient dans un contexte politique plutôt tendu. En effet, deux événements viennent le confirmer. Le plus récent est le retrait de l’an­cien vice-premier ministre turc Ali Babacan du parti présidentiel, la semaine dernière. Cet ancien allié d’Erdogan a claqué la porte de l’AKP (Parti de la justice et du développement) en raison de « profondes divergences » avec la direction du parti du président, et envisagerait de créer cette année un nouveau parti politique avec l’ancien président Abdullah Gül. « Dans les circonstances actuelles, la Turquie a besoin d’une vision totalement nouvelle pour son ave­nir. Il faut corriger les analyses dans tous les domaines, développer de nouvelles stratégies, de nouveaux plans et de nouveaux programmes pour notre pays », a souligné Ali Babacan dans le communiqué annonçant sa démission de l’AKP. « Il est devenu inévitable d’amorcer un nouvel élan pour le présent et l’avenir de la Turquie. Beaucoup de mes collègues et moi ressentons une grande responsabilité histo­rique », a ajouté celui qui fut ministre de l’Eco­nomie et des Affaires étrangères avant de devenir vice-premier ministre d’Erdogan entre 2009 et 2015.

La naissance d’un parti rival pourrait faire perdre quelques points précieux à l’AKP, qui a déjà perdu sa majorité absolue aux élections législatives organisées, il y a un peu plus d’un an, obligeant Erdogan à s’allier à l’extrême droite nationaliste. Cette dissension intervient alors que l’AKP est aussi fragilisé par la perte de la mairie d’Istanbul le mois dernier au profit du Parti républicain du peuple (CHP, opposition laïque). C’est probablement le revers le plus sérieux qu’Erdogan ait subi depuis son arrivée au pouvoir, et pour cause, la défaite était d’au­tant plus dure que c’était la deuxième en deux mois. Lors d’un premier vote, le 31 mars der­nier, Ekrem Imamoglu avait dominé le scrutin de 13 729 voix dans une mégapole de 10,5 mil­lions d’électeurs. Lors du deuxième vote (le premier avait été annulé pour irrégularités), l’écart s’est considérablement creusé : Ekrem Imamoglu a triomphé avec plus de 770 000 voix d’avance. Recep Tayyip Erdogan avait pourtant pesé de tout son poids pour obtenir un nouveau vote. Ce fut une erreur tactique, peut-être la plus lourde de sa carrière politique. Car le candidat de l’opposition a gagné l’élection dans la ville où le président turc a bâti son pouvoir. Erdogan avait pourtant prévenu ses partisans en août 2017 : « Si nous calons à Istanbul, nous trébucherons en Turquie » ....

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