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Moyen-Orient : Le jeu des équilibres

Abir Taleb, Mardi, 01 janvier 2019

Théâtre de plusieurs conflits et terre de convoitises, le Moyen-Orient mn’est pas au bout de ses peines. Les foyers de tensions risquent toutefois de connaître certaines évolutions dictées par le désengagement américain et par la mutation des équilibres géostratégiques.

Moyen-Orient : Le jeu des équilibres
Les peuples arabes voient, impuissants, leur avenir se dessiner au gré des conflits d'intérêts et des changements d'alliance. (Photo : AFP)

Instabilités internes, bras de fer entre les puissances régionales, tiraillements entre les puissances internationales. Le Moyen-Orient est en ébullition. Rien de nouveau depuis des décennies dans cette région où les tensions n’ont jamais cessé. Ni les velléités d’hégémonie des uns et des autres. Mais les conflits sont en constante évolution, mus par les équi­libres géostratégiques, qui changent au gré des intérêts.

L’un des événements spectaculaires de l’année qui vient de s’écouler, et qui aura sans doute de lourdes consé­quences en 2019, provient de l’impré­visible président des Etats-Unis, Donald Trump, qui a fait une volte-face curieuse en annonçant le retrait des troupes américaines (quelque 2 000 soldats) stationnées dans le nord-est de la Syrie. Prenant de court les alliés des Etats-Unis dans la lutte contre Daech, mais aussi ses proches collaborateurs, le président américain a fait cette annonce sur Twitter, comme il en a l’habitude, le 19 décembre dernier, au lendemain d’un appel téléphonique avec son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan. Au-delà des retombées de cette décision sur le conflit syrien lui-même (voir article page 18), les consé­quences sont nombreuses. En donnant les mains libres à la Russie en Syrie, il y a un risque de déstabilisation de l’équilibre très précaire entre les armées turques et syriennes, les forces ira­niennes présentes au nord de la Syrie et les Kurdes, qui étaient jusqu’ici soute­nus par Washington. Ces derniers cher­chent désormais la protection de Damas contre la Turquie. C’est dans cette scène faite de changements d’alliances que Turcs et Russes ont annoncé le 28 décembre leur intention de « coordon­ner leurs actions dans ce nouveau contexte avec pour but d’éradiquer la menace terroriste en Syrie », selon les propos du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. De facto, on se retrouve face à un revirement d’alliances, puisque la Russie est, avec l’Iran, le principal allié du régime de Bachar Al-Assad, alors que la Turquie soutient les rebelles.

Parallèlement, il y a renforcement des relations turco-américaines. Dès le len­demain de l’annonce de Donald Trump, ce dernier a été invité par Recep Tayyip Erdogan à se rendre en Turquie courant 2019. Le président américain parle déjà de relations commerciales « considéra­blement accrues ». L’essentiel pour ce président businessman, qui pense avant tout aux affaires. D’ailleurs, une autre annonce retient l’attention : le départe­ment d’Etat américain a, selon Bloomberg, informé le Congrès d’une proposition de vente du système de défense aérienne et antimissile Patriot à la Turquie. Pourtant, depuis des mois, Ankara affirme sa ferme intention d’acheter des S-400, le système rival produit en Russie. C’est tout dire … « Il y a certainement des arrangements, un certain deal entre Ankara et Washington », estime Dr Hicham Mourad, professeur de sciences poli­tiques à l’Université du Caire. « Outre la vente de Patriots, les Américains examineraient la possibilité d’extrader l’opposant turc Fethullah Gülen, l’op­posant turc exilé aux Etats-Unis et qu’Ankara accuse d’avoir fomenté la tentative de coup d’Etat de juillet 2016 », ajoute l’expert.

Et le renforcement des relations turco-américaines implique celui du rôle régional de la Turquie. « La plus importante retombée du retrait améri­cain est le renforcement des puissances régionales non arabes au détriment des pays arabes », explique Dr Hassan Salama, professeur de sciences poli­tiques à l’Université du Caire. « C’est une décision stratégique qui a des conséquences pas seulement sur la Syrie, mais sur l’ensemble de la région. Elle s’inscrit dans la continuité de la politique américaine de désengage­ment général de la région. Pour Trump, le jeu n’en vaut pas la chandelle et le coût est beaucoup trop élevé. Evidemment, cette décision va servir les intérêts des uns et desservir les inté­rêts des autres », dit Salama. Deux pays sont donc gagnants : la Turquie et l’Iran. Le premier pourra combattre les Kurdes comme bon lui semble, le deu­xième maintiendra sa présence et son influence en Syrie. « C’est un peu le remake de ce qui s’est passé en Iraq : un retrait américain qui ouvre la voie à une plus grande influence iranienne », estime Salama.

Le paradoxe américain

Contradiction ? Téhéran n’est-il pas l’ennemi juré de Washington ? Oui, répond Dr Hicham Mourad. « Et c’est là tout le paradoxe de la politique amé­ricaine. Washington faisait de la lutte anti-Daech et de l’Iran ses deux bêtes noires. Or, son retrait de Syrie ne sert ni l’une ni l’autre de ses deux causes », affirme Hicham Mourad, qui confirme lui aussi que tout désengagement amé­ricain ouvre la voie à davantage d’im­plication aux forces régionales que sont la Turquie et l’Iran, « deux pays qui ont le même objectif : une hégémonie sur les Arabes ». Mais tous deux ne sont pas forcément sur la même longueur d’onde. « Il y aura sans doute un modus vivendi entre Ankara et Téhéran, tous les deux ne veulent pas d’autonomie kurde, mais pour des intérêts différents, ils vont certainement traiter ensemble et se partager les rôles. Ce qui est sûr, c’est que le rôle des Iraniens ne va pas baisser », pense Mourad. « Ce sera plus direct en Syrie, moins au Yémen », ajoute-t-il. Pour Hassan Salama, c’est en quelque sorte une contradiction de façade. « Les Américains ont toujours fait comme ça, ils ont toujours traité avec les Iraniens avec la politique de la carotte et du bâton. Ils ne peuvent ni ne veulent détruire le régime iranien ; au fond, sa présence en tant que force régionale rivale à l’Arabie saoudite sert l’intérêt de l’Administration amé­ricaine qui fait payer à Riyad le soutien qu’elle lui offre », analyse l’expert.

Khashoggi, l’onde de choc

qui n’en finit pas

Cette contradiction, ou cette straté­gie, on la voit aussi dans la relation des Etats-Unis avec son grand allié de la région, l’Arabie saoudite. Dans cette affaire, il s’agit de différends entre le président américain et le Sénat. Donald Trump souhaite rester proche de Riyad avec lequel il conclut d’importants contrats de vente d’armes et l’a jusqu’ici soutenu, ne serait-ce que logistiquement, dans sa guerre au Yémen, d’autant plus que la coalition dirigée par l’Arabie saoudite y combat les Houthis, alliés de l’Iran. Mais le Sénat américain a demandé, le 13 décembre dernier, l’arrêt du soutien des Etats-Unis à cette coalition. Cette réso­lution n’ira pas plus loin que le Sénat pour le moment. Elle ne sera probable­ment pas débattue à la Chambre des représentants, au moins jusqu’au chan­gement de majorité ce mois-ci. Elle n’est pas non plus prête à recevoir la signature du président américain. Ceci dit, la portée est symbolique et témoigne des divisions au sein des cercles du pouvoir américain face à Riyad.

Or, si Washington lâche d’une manière ou d’une autre Riyad, les conséquences seront importantes, notamment sur deux questions : le conflit yéménite et les équilibres régio­naux. « Si Donald Trump fait pression sur les Saoudiens pour ce qui est du Yémen, c’est que lui-même subit des pressions internes », estime Hicham Mourad. Et ce sont ces pressions qui ont donné lieu à cette ébauche de chan­gement au Yémen avec les discussions qui ont lieu début décembre en Suède. « Car initialement, ce que Riyad dési­rait le moins au monde, c’est que les Houthis aient une place au pouvoir. Or, que des négociations soient lancées signifie que les rebelles feront partie de tout futur règlement. Un règlement tou­tefois lointain », estime Hicham Mourad.

Mais Riyad n’a pas trop le choix, surtout après l’affaire Khashoggi, ins­trumentalisée à merveille par Ankara, « notamment dans son deal avec les Américains sur la Syrie », affirme Dr Hassan Salama. L’assassinat du journa­liste saoudien Jamal Khashoggi, tué au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre 2018, a provoqué une véri­table onde de choc. Après avoir initia­lement nié sa mort, l’Arabie saoudite finit par reconnaître, le 20 octobre, que Jamal Khashoggi a été tué à l’intérieur du consulat, tout en affirmant qu’aucun responsable saoudien n’était impliqué dans le meurtre. Un aveu embarrassant. L’affaire qui a été dans un premier temps ultra-médiatisée a certainement assombri l’image de l’Arabie saoudite, et est sans doute à l’origine des récents changements à l’intérieur du royaume. Le roi Salman a en effet procédé le 28 décembre à la nomination et au limo­geage de plusieurs dizaines de person­nalités occupant des postes-clés du gouvernement et de l’administration. Plus qu’un simple remaniement minis­tériel, il s’agit d’une restructuration des appareils de l’Etat saoudien dont le conseil des Affaires politiques et de Sécurité et celui des Affaires écono­miques et du Développement.

L’affaire Khashoggi ne manquera pas de « redessiner les équilibres régio­naux », comme le conclut Hassan Salama. Il est en effet des événements qui changent le cours de l’Histoire … .

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