Même si l’affaire du pasteur américain emprisonné en Turquie est au coeur de la crise actuelle entre Ankara et Washington, elle n’est que la goutte qui a fait déborder le vase entre ces deux alliés de l’Otan. Washington veut en faire une monnaie d’échange et obtenir des concessions turques sur d’autres questions litigieuses.
Accentuant la pression sur son allié, le président américain, Donald Trump, a déclaré cette semaine la guerre économique à Ankara, doublant les tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium turcs, accélérant ainsi la chute de la devise turque, qui a perdu 19 % de sa valeur face au dollar. Une chute historique qui a enlisé l’économie turque déjà fragilisée, de quoi pousser le président, Recep Tayyip Erdogan, à dénoncer une « guerre économique » contre son pays. « La chute de la livre turque résulte d’un complot politique contre notre pays. Nous allons chercher de nouveaux marchés et de nouveaux alliés », a défié Erdogan, demandant à ses concitoyens de changer leurs devises étrangères pour soutenir la monnaie nationale. Une rencontre à Washington entre le numéro deux de la diplomatie américaine, John Sullivan, et le vice-ministre turc des Affaires étrangères, Sedat Onal, n’a pas permis d’apaiser les tensions.
En fait, la tension entre les deux pays était montée d’un cran avec l’éclatement, début août, de la crise du pasteur Andrew Brunson, emprisonné pour collaboration avec le mouvement du prédicateur islamiste Fethullah Güllen — exilé aux Etats-Unis — et accusé d’être à l’origine du putsch manqué de juillet 2016. Le 2 août, la crise a dégénéré quand la justice turque a refusé la libération du pasteur, poussant Washington à imposer des sanctions contre les ministres turcs de la Justice et de l’Intérieur, accusés de jouer un grand rôle dans l’arrestation de Brunson. Qualifiant ces sanctions d’« inacceptables », Erdogan a demandé en riposte le gel des avoirs des ministres américains de la Justice et de l’Intérieur en Turquie. « En fait, l’affaire du pasteur n’est pas l’essence de la crise entre les deux pays. Elle sert de monnaie d’échange pour régler d’autres différends, notamment sur la Syrie et l’extradition de Güllen. Il s’agit d’une nouvelle escalade de la part de l’Administration américaine qui a trouvé que l’arme des sanctions contre les ministres turcs n’a porté aucun fruit avec Ankara », explique Dr Hicham Mourad, professeur de sciences politiques à l’Université du Caire.
D’autres sujets de friction
Pour l’heure, l’une des principales pommes de discorde qui empoisonnent les relations bilatérales est le dossier syrien. La semaine dernière, le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, a rencontré à Singapour son homologue turc, Mevlut Cavusoglu, en marge du forum de l’Asean. L’objectif apparent de la rencontre était de désamorcer la crise du pasteur, alors que le vrai objectif était de débattre les problèmes politiques plus importants dont la Syrie. Même si rien de concret n’a filtré de la rencontre, celle-ci a été qualifiée de « positive » par les deux ministres. « L’objectif de ces rencontres répétées entre des responsables américains et turcs est de maintenir les canaux diplomatiques ouverts malgré les tensions et les sanctions. Or, le plus grand sujet de friction entre les deux pays reste la Syrie à cause des Kurdes syriens qui vivent dans la région frontalière de la Turquie, au nord de la Syrie. Pour Ankara, les Kurdes syriens sont l’ennemi numéro un, car ils ont des liens et des ramifications avec les Kurdes turcs et tentent d’obtenir leur autonomie et de former une entité politique aux frontières turques, ce qu’Ankara ne pourra jamais admettre. Une fois créée, une telle autonomie kurde va renforcer l’épine des Kurdes turcs qui forment 20 % de la population. La Turquie reproche toujours aux Etats-Unis leur soutien financier et militaire aux Kurdes syriens qui constituent – aux yeux de Washington — un contrepoids aux islamistes et une puissante force d’opposition face au régime syrien », explique Dr Mourad.
Outre la Syrie, l’affaire Fethullah Güllen, que Washington refuse d’extrader vers la Turquie, ainsi que l’arrestation d’employés locaux de consulats américains en Turquie ne font qu’envenimer les relations bilatérales. Dernier sujet de litige : Washington s’inquiète du rapprochement entre Ankara et Moscou. La semaine dernière, l’inquiétude américaine s’est aggravée à cause de l’accord conclu pour l’achat par la Turquie d’un système de défense anti-aérienne russe S-400 incompatible avec le système de défense de l’Otan. Les Etats-Unis exercent, depuis, de fortes pressions sur la Turquie pour qu’elle renonce à l’acquisition de ce système, en la menaçant de ne pas lui livrer le moindre avion de combat F-35. « Ce qui importe désormais, c’est de maintenir les canaux diplomatiques ouverts entre les deux pays pour que la crise ne dégénère pas. Il y a tant d’intérêts communs qui empêcheraient la crise d’empirer : la Turquie et les Etats-Unis sont partenaires dans le cadre de l’Otan, et les Etats-Unis disposent d’une importante base à Incirlik, dans le sud de la Turquie, actuellement utilisée comme centre d’opérations contre Daech. Il est donc difficile que les deux pays sacrifient ces intérêts stratégiques quelles que soient leurs divergences. Après ce déluge de défis, Trump va probablement, comme d’habitude, baisser le ton et opter pour le dialogue comme c’était le cas avec la Corée du Nord », conclut le politologue.
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