Les manifestations contre l'arrestation des députés kurdes ont été dispersées par la police à Istanbul.
(Photo : AP)
Il semble que la récente vague de purges massives adoptées par le régime turc contre l’opposition va jeter ses ombres sur les relations — déjà perturbées — entre Ankara et l’Union Européenne (UE), de quoi étouffer toute lueur d’espoir en une solution rapide à leurs deux défis communs : l’accord migratoire et l’adhésion turque à l’UE.
Outre le pacte migratoire déjà au point mort, l’adhésion turque au Club européen semble de plus en plus menacée cette semaine, surtout après l’intensification de la répression contre l’opposition en Turquie. Selon le Club européen, Ankara ne fait que s’éloigner de plus en plus des normes européennes depuis le coup d’Etat manqué de mi-juillet, soit en décrétant l’état d’urgence, soit en procédant à des purges massives contre ses opposants. Samedi dernier, les autorités turques ont franchi une nouvelle étape dans la répression contre l’opposition en arrêtant 9 responsables et journalistes du principal journal d’opposition Cumhuriyet au lendemain de l’arrestation de 12 députés du principal parti pro-kurde de Turquie (HDP, troisième force parlementaire du pays), dont les deux co-présidents, Selahattin Demirtas et Mme Figen Yüksekdag, dans le cadre d’une enquête terroriste liée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). De plus, quinze quotidiens, magazines et agences de presse basés dans le sud-est — à majorité kurde — ont été fermés ces dernières semaines.
En réaction à ces mesures dictatoriales du régime, le HDP a dénoncé l’arrestation de ses députés, annonçant dimanche qu’il va boycotter le parlement. « C’est un coup d’Etat contre le HDP, c’est un coup d’Etat contre le pluralisme, contre la diversité, contre l’égalité », a déclaré Garo Paylan, un député de la formation pro-kurde, alors que le journal Cumhuriyet a affirmé qu’il « lutterait jusqu’au bout contre le régime turc ». Parallèlement, des manifestations contre les arrestations d’élus kurdes ont été organisées à Istanbul brandissant des slogans contre « l’Etat fasciste » avant d’être rapidement dispersées par les forces de l’ordre avec des gaz lacrymogènes et des jets d’eau.
Selon Mohamad Abdel-Qader, expert du dossier turc au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, ces récentes évolutions ne font qu’enliser les relations turco-européennes dans un tunnel sans issue. « Ces arrestations qui ont été condamnées par l’UE ne font qu’éloigner de plus en plus la Turquie des normes européennes. Ceci dit, les jours à venir vont témoigner de la dégradation des relations bilatérales, de quoi acculer à l’impasse l’accord migratoire et l’adhésion de la Turquie à l’UE. Selon l’UE, la situation des droits de l’homme, la liberté d’expression et les solutions apportées par le gouvernement turc au problème kurde sont encore trop loin des normes européennes. Erdogan ne va plus céder aux pressions européennes et insiste à poursuivre sa politique répressive pour deux motifs : d’une part, il veut repousser la menace kurde pour renforcer sa mainmise sur le pays et, d’autre part, il ne s’intéresse plus à satisfaire l’UE, car il a réalisé que l’union n’acceptera pas l’adhésion de son pays. C’est pourquoi il fait pression sur l’Europe pour jouir de toutes les prérogatives des Etats membres de l’UE en contrepartie de la conclusion de l’accord migratoire qui tarira le flux de migrants vers l’Europe », explique Abdel-Qader.
Relevant de plus en plus le défi à l’Europe, M. Erdogan a réaffirmé cette semaine son désir de rétablir la peine de mort, de quoi enfreindre de plus en plus les normes européennes. « Le rétablissement de la peine capitale est pour bientôt. Notre gouvernement le soumettra au parlement. Le parlement l’approuvera et lorsque cela arrivera devant moi, je le ratifierai », a défié Erdogan.
Chantage réciproque
Face à ces défis turcs, l’Union européenne a exprimé son inquiétude extrême : « Ces mesures arbitraires compromettent la démocratie parlementaire en Turquie et exacerbent la situation déjà très tendue dans le sud-est du pays », a affirmé la chef de la Diplomatie de l’UE, Federica Mogherini, indiquant que l’UE considérait comme « légitimes » les actions contre le PKK à condition qu’elles « ne menacent pas les principes fondamentaux de la démocratie ». Sur un ton beaucoup plus menaçant, le président du parlement européen, Martin Schulz, a déclaré de son côté que ces mesures mettent en question les bases d’une relation durable entre l’UE et la Turquie, en allusion à la candidature turque à l’UE qui pourrait être compromise.
Passant de la parole à l’acte, le ministère allemand des Affaires étrangères a convoqué le chargé d’affaires turc en Allemagne, mettant en garde la Turquie contre la tentation de « museler l’opposition » sur fond de récente tension entre les deux pays. En fait, les relations entre la Turquie et l’Allemagne se sont dégradées quand la chancelière Angela Merkel avait qualifié d’« alarmante » l’arrestation de journalistes du quotidien d’opposition Cumhuriyet. Samedi, plusieurs milliers de manifestants ont éclaté en Allemagne pour protester contre les arrestations des responsables kurdes du HDP. Il est à noter que l’Allemagne jouit d’une importance particulière pour Ankara, car elle abrite la plus importante communauté turque du monde et la plus importante communauté kurde d’Europe, ce qui fait craindre une importation sur le sol allemand des tensions entre les deux communautés. Dans le cadre des tensions entre les deux pays, le président turc Erdogan avait accusé l’Allemagne d’« héberger des terroristes », affirmant que Berlin refusait d’extrader des putschistes présumés depuis le coup d’Etat manqué en Turquie. Il est à noter que l’Allemagne a toujours été le principal partenaire de la Turquie sur le dossier migratoire. Elle a longtemps tenté de ménager la Turquie, partenaire crucial pour empêcher l’afflux de réfugiés en Europe. Mais du vote en juin d’une résolution des députés allemands condamnant le « génocide » arménien en 1915 par les Turcs à la diffusion au printemps dernier d’une satire télévisée contre M. Erdogan à la télévision publique allemande, les sujets de friction se sont multipliés. Depuis, les discussions sur l’accord migratoire sont au point mort.
« Avec la dégradation des relations bilatérales, l’accord migratoire serait jeté aux oubliettes. Ni la Turquie ni l’Europe ne s’intéressent au sort de ces milliers de réfugiés qui succombent chaque jour. Chaque partie ne cherche qu’à réaliser ses propres intérêts. Il s’agit d’un chantage réciproque. Côté turc, Ankara se sert de la carte des migrants pour obtenir d’énormes aides financières, et surtout obtenir la suppression de visa pour ses ressortissants à l’entrée dans l’UE, ce que l’Europe rejette jusqu’à présent, provoquant le gel de l’accord. Côté européen, personne ne pense aux droits de l’homme : c’est simplement une carte pour faire pression sur Ankara », s’indigne Dr Norhane Al-Cheikh, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire.
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