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Le double jeu d’Ankara

Sabah Sabet avec agences, Mardi, 01 décembre 2015

Suite au crash du chasseur russe, abattu en plein vol à la frontière syrienne par la Turquie, Ankara fait face à une vague d’accusations virulentes sur sa relation avec Daech.

Le double jeu d’Ankara
Manifestations après l'inculpation de deux journalistes ayant publié des informations sur des livraisons d'armes à des islamistes en Syrie. (Photo : AFP)

« Ceux qui prétendent que nous achetons du pétrole à Daech doivent le prou­ver », a répondu le prési­dent turc, Recep Tayyip Erdogan, aux accusations de complaisance avec Daech, lancées par la Russie. Quelques heures du crash de l’avion militaire russe, plusieurs déclara­tions ont été lancées par les respon­sables russes sur le soutien indirect qu’apporterait la Turquie à l’Etat Islamique (EI) et son implication dans le commerce illégal de pétrole avec ce groupe. Le président russe a également qualifié les autorités turques de « complices des terro­ristes ».

Lors d’une conférence de presse tenue mercredi 25 novembre, à la veille du crash de l’avion, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a posé plusieurs interroga­tions sur la relation d’Ankara avec le groupe EI. « Un flux de combattants s’est mis en place via la Turquie », a-t-il affirmé. Le président turc a démenti toutes ces inculpations, en assurant que le combat contre Daech se poursuit de manière active et inin­terrompue et que la Turquie est quasi­ment le seul pays qui lutte sincère­ment contre Daech. « Personne n’a le droit ni de contester le combat de notre pays contre Daech ni de nous incriminer », s’est défendu Erdogan jeudi dernier, en ajoutant que 79 mil­lions de litres de pétrole de contre­bande ont été saisis par la Turquie en 2014. Il a aussi utilisé la même arme en accusant le pouvoir syrien dans le trafic de pétrole. « Daech vend du pétrole à Bachar Al-Assad. Parlez de cela avec M. Al-Assad que vous sou­tenez », a martelé Erdogan.

La crise de l’avion russe et les accu­sations qui ont suivi ont suscité un débat sur la vraie relation entre la Turquie et Daech, ce groupe qu’An­kara a longtemps refusé de qualifier de « terroriste ». En même temps elle a accepté de participer tardivement dans la coalition de lutte contre Daech. Alors une question se pose forcément : la Turquie joue-t-elle un double jeu dans la guerre contre l’EI ?

Selon des spécialistes, le pouvoir turc avait, en effet, des relations tout à fait particulières avec Daech. Bechir Abdel-Fattah, analyste et expert en affaires turques, explique que la nature géographique fait de la Turquie un passage géostratégique pour le transfert des djihadistes, venus des pays d’Europe et d’Asie : « Il existe une mafia qui organise le transfert de ses djihadistes vers des camps de Daech à Rekka en Syrie », explique Abdel-Fattah, en ajoutant qu’Ankara est accusée par les Occidentaux de fermer les yeux sur le flot de djiha­distes européens et asiatiques qui tra­versent sans difficulté la frontière turco-syrienne. Selon Abdel-Fattah, d’autres services sont fournis à Daech, comme les soins sanitaires : « Des hôpitaux reçoivent les combat­tants blessés des rangs de Daech ».

Accusation répandue

Permettre la livraison d’armes aux « combattants de Daech » est une autre accusation très répandue et suivie par les médias, tandis que deux journalistes turcs d’opposition ont été inculpés et écroués la semaine dernière pour avoir publié un article sur de possibles livraisons d’armes par les services secrets turcs (MIT) à des islamistes en Syrie. Jeudi der­nier, Can Dündar, rédacteur en chef de Cumhuriyet, et Erdem Gül, chef de son bureau à Ankara, ont en effet été inculpés par un tribunal d’Is­tanbul pour « espionnage » et « divulgation de secrets d’Etat » et écroués jusqu’à leur procès. Ils ris­quent jusqu’à quarante-cinq ans de réclusion.

En mai dernier, le journal Cumhuriyet avait diffusé des photos et une vidéo de l’interception, en janvier 2014 à la frontière syrienne, de camions appartenant aux MIT et transportant des armes destinées à des rebelles islamistes syriens. L’affaire avait provoqué un scandale en Turquie. Le gouvernement turc a toujours nié soutenir les rebelles extrémistes, dont le groupe EI, et répété que le convoi intercepté contenait de « l’aide » pour les populations turcophones de Syrie.

« La livraison et la vente d’armes ont lieu en échange de pétrole », indique Abdel-Fattah en expliquant qu’Ankara achète à vil prix le pétrole. Le prix d’un baril varie entre 50 et 60 dollars sur les marchés internationaux, mais la Turquie s’en procure à 10 dollars, mais elle ne paye pas : elle donne des armes en échange du pétrole. Selon des esti­mations, le trafic de pétrole de contrebande représenterait 40 % des recettes de Daech, plus d’un milliard de dollars par an.

Participer aux opérations

Malgré toutes ces accusations, la Turquie participe, peut-être malgré elle, à la coalition de lutte contre Daech. L’ancien sous-secrétaire de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), Vladimir Zakharov, explique pour la chaîne de télé russe RT France, qu’après des années d’immobilisme face à Daech, la Turquie s’est vue finalement contrainte de participer aux opéra­tions militaires contre l’EI. « On sait que le gouvernement préférait jouer la montre avec l’Otan et les Kurdes (à l’intérieur comme à l’extérieur), visant son ennemi principal — le président syrien Bachar Al-Assad ». Mais soupçonné d’avoir soutenu Daech pour affaiblir Al-Assad, le pouvoir turc a, ces derniers temps, augmenté ses effectifs à la frontière.

Le gouvernement envisage ainsi de déployer des dirigeables au-des­sus des 900 km de sa frontière avec la Syrie et de la doubler par un mur afin d’empêcher les mouvements des islamistes. Là aussi, il s’agit d’un revirement stratégique majeur. Selon Bechir Abdel-Fattah, il est vrai que la Turquie a tardé dans sa décision de participer à la coalition, mais étant membre de l’Union euro­péenne, elle ne peut pas refuser de l’aider. La position géographique stratégique de la Turquie et les moyens dont elle dispose, comme les bases aériennes ouvertes aux avions américains, aideront certaine­ment la coalition.

Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS (France) et spécialiste de la Turquie, explique dans une inter­view publiée dans le Nouvel Observateur, un hebdomadaire fran­çais, la semaine dernière, que le déni d’Ankara à propos de ces accusa­tions devient de plus en plus difficile à tenir. Mais « il n’est pas question de dire que la Turquie est respon­sable de tous les maux qui touchent cette région. Il faut en revanche que la communauté internationale mette Ankara devant ses responsabilités, qu’elle exige un contrôle des fron­tières turques et qu’elle accompagne financièrement et logistiquement cette tâche si nécessaire », conclut Didier Billion.

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