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En Turquie, l’AKP ne règne plus seul

Maha Al-Cherbini avec agences, Lundi, 15 juin 2015

Erdogan a 45 jours pour former un gouvernement de coalition ou convoquer des élections anticipées. La défaite de son parti aux législatives annonce peut-être la fin du règne sans partage de l’AKP.

En Turquie, l’AKP ne règne plus seul
Erdogan et Davutoglu sèment à tout vent pour remettre leur parti sur pied. (Photo:AP)

Une coalition gouvernementale fragile ou des élections anticipées ? Tels sont les deux scénarios qui attendent une Turquie à la croisée des chemins après le revers du Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir) qui vient de perdre sa majorité absolue au parlement lors des législatives de la semaine dernière.

L’AKP a 45 jours pour former son gouvernement, ce qui semble, pour l’heure, une tâche draconienne. Le règne sans partage de ce parti au fil de 13 années au pouvoir a fait oublier aux Turcs les souvenirs amers des gouvernements de coalition avec tous leurs échecs et leurs défiances : incertitude, fragilité, incohérence et aussi incapacité à prendre des décisions sous le poids des querelles internes.

En effet, avant que l’AKP ne règne seul, et pendant dix ans — de 1992 à 2002 —, cinq gouvernements et quatre premiers ministres s’étaient succédé, certains ne tenant que quelques mois à peine. Le résultat des législatives du 7 juin vient raviver les souvenirs des gouvernements de coalition, plongeant à nouveau le pays dans un cercle de discussions serrées entre les divers partis pour la formation d’un gouvernement.

Erdogan a finalement rompu le silence qu’il observait depuis le revers subi par son parti pour réclamer la formation d’un gouvernement de coalition. « Tout le monde doit mettre de côté son ego et former aussi vite que possible un gouvernement de coalition. Nous ne pouvons pas laisser la Turquie sans gouvernement, sans tête », a déclaré le chef de l’Etat sur un ton jugé plutôt conciliant. Mais le pari de l’AKP paraît infranchissable : D’une part, il a perdu le soutien de son peuple, d’autre part, les trois partis d’opposition — Parti républicain du peuple (CHP, 132 sièges), Parti de l’action nationaliste (MHP, 80 sièges) et Parti démocrate des peuples (HDP, pro-kurde, 80 sièges) — ont publiquement refusé de s’allier à lui, car ils rejettent les dérives autoritaires du président et ses plans visant à présidentialiser le régime.

De son côté, le premier ministre sortant, Ahmet Davutoglu, a annoncé qu’il avait déjà entamé des consultations avec les divers partis. « Je rencontrerai en toute sincérité chacun des partis d’opposition. Nous n’avons pas de ligne rouge », a indiqué M. Davutoglu.

« Malgré son apparente réticence, l’opposition pourrait s’allier à l’AKP à la dernière minute. En politique, tout est possible. Erdogan ne va pas céder facilement. Les semaines à venir vont témoigner d’efforts intenses de sa part afin de rallier l’opposition. L’AKP va aussi présenter de grandes concessions à ses adversaires afin de sauver la situation. C’est une affaire de chantage. Chaque parti veut saisir l’occasion pour tirer le maximum de profits. D’ailleurs, le CHP a déjà entamé des tractations secrètes avec l’AKP », explique Mohamad Abdel-Qader, expert politique au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, selon qui, même si l’AKP réussit son pari, il dirigera une coalition « fragile et difficile ».

En cas d’échec de ces négociations, plusieurs scénarios sont possibles. Le premier et — peut-être celui que l’AKP redoute le plus — c’est que les trois partis de l’opposition s’unissent et forment un gouvernement de coalition. Un scénario peu probable vu la disparité des politiques des trois partis. Deuxième scénario possible : le parti au pouvoir pourrait former un gouvernement minoritaire qui serait « fragile et peut-être paralysé car il ne disposerait pas de la majorité au parlement, ce qui ne lui permettra pas de faire passer des lois ou des décisions importantes », estime Abdel-Qader.

Pari risqué
Face à cette situation, une seule option pourrait être une bouée de sauvetage pour l’AKP, à savoir les élections anticipées que le président pourrait convoquer si aucune coalition n’émergeait dans les 45 jours. La date de décembre prochain circule déjà dans les coulisses. Tous les indices prouvent que l’homme fort du pays va opter pour une telle issue car il n’a rien à perdre. Il est sorti perdant de ces élections et pourrait regagner la fois prochaine s’il met en avant l’impuissance de l’opposition à former un gouvernement après 45 jours de négociations stériles.

Erdogan mise sur ce point pour déformer l’image de l’opposition. Tout au long de la campagne électorale et jusqu’à présent, les leaders de l’AKP n’ont cessé de rappeler au peuple les enjeux dramatiques d’un gouvernement de coalition qui replongerait le pays dans le chaos de l’avant-2002, évoquant à plusieurs reprises la perspective d’élections anticipées.

Un pari qui semble pourtant fort risqué selon les experts. « Je pense que des élections anticipées pourraient être pires que tout pour l’AKP qui est de plus en plus impopulaire en Turquie à cause des dérives autoritaires de son leader, de ses faillites économiques, des scandales de corruption qui l’entourent et des relations entre Egodan et le Qatar, les Frères musulmans, les organisations terroristes », prévoit Mahmoud Farag, expert politique.

Reste à savoir si Erdogan sera prêt à renoncer facilement à son rêve de présidentialiser le régime. Tout porte à croire que non. Le résultat du scrutin l’a peut-être affaibli, mais ne l’a pas abattu. Selon les experts, la fragilité des alliances et le spectre de l’instabilité seraient les cartes avec lesquelles il pourrait jouer dans la période à venir pour regagner sa popularité et prouver qu’un régime présidentiel fort serait l’unique voie vers un avenir sûr et prospère.

Cela dit, la route d’Erdogan ne sera pas sans embûches. A commencer par le défi d’une opposition qui semble décidée à se venger d’un Erdogan qui a tant tenté de l’étouffer. Cette semaine, le MHP a mis l’AKP en garde contre de possibles poursuites pour les violations constitutionnelles et les scandales de corruption qui l’ont tant entouré. « On ne va pas ouvrir de nouvelle page avant que l’AKP ne rende ses comptes sur les treize années passées », a menacé le chef du MHP, Devlet Bahceli.

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