Des milliers de Kurdes sont descendus dans les rues pour célébrer la victoire du HDP.
(Photo:Reuters)
Sans surprise, le parti du président turc Recep Tayyip Erdogan (AKP, au pouvoir) n’a pas remporté la majorité absolue dont il rêvait pour présidentialiser le régime et monopoliser tous les pouvoirs. Il s’agit d’un premier revers pour un « Sultan » qui a « joué le tout pour le tout » lors des législatives de dimanche considérées comme « cruciales » pour son avenir. Alors qu’il lui fallait 330 sièges sur les 550 du parlement pour faire passer une révision constitutionnelle qui lui permettrait de présidentialiser le régime, l’AKP n’a recueilli que 40,7 % des voix, c’est-à-dire 258 sièges sur 550.
Lors des dernières législatives de 2011, l’AKP avait réuni 49,9 % des suffrages. En fait, ce premier « raté » électoral sonne comme une sévère défaite pour un Erdogan qui avait fait de ce scrutin un référendum autour de sa personne. A l’origine de sa défaite, on compte deux raisons : le déclin de l’économie et la dérive autoritaire. Vainqueur de toutes les élections depuis 2002, l’AKP ne pourra pas désormais gouverner seul : il sera obligé pour la première fois à former un gouvernement de coalition avec l’opposition. Ce qui ne passera pas sans problèmes, même si le parti au pouvoir a tenté de minimiser l’ampleur de ce revers.
Selon Mohamad Abdel-Qader, expert du dossier turc au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, ce scrutin a enterré le rêve du président de renforcer ses pouvoirs. « Le peuple turc a enfin refusé les dérives autoritaires de son chef avide de pouvoir. Il est vrai que l’AKP n’a pas perdu les élections, mais Erdogan a perdu tout espoir de faire passer la Turquie à un système présidentiel », dit-il.
Quelle coalition ?
« Avec ce taux faible, l’AKP ne sera plus le maître absolu du jeu. Il sera obligé de former un gouvernement de coalition avec les partis de l’opposition qui ne vont jamais lui permettre de monopoliser tous les pouvoirs. Erdogan aura désormais les poings liés en politique intérieure et extérieure », prévoit l’expert. Autre première dans le paysage politique turc, le parti kurde HDP (Parti démocratique du peuple) a franchi dimanche la barre des 10 % et a réussi à entrer au parlement. Selon les chiffres définitifs, ce parti a obtenu 12,9 % des voix et aura 80 députés au parlement. De quoi constituer une victoire sans précédent pour les Kurdes qui auraient leur mot à dire au parlement. Sitôt les résultats confirmés, des milliers de Kurdes sont descendus dans les rues de Diyarbakir pour célébrer la victoire du HDP. Outre le HDP, les deux principaux concurrents du parti au pouvoir, le Parti républicain du peuple (CHP) et le Parti de l’action nationaliste (MHP) obtiendraient respectivement autour de 25,1 et 16,4 % des voix, soit 133 et 82 sièges. A la lumière de tels chiffres, l’opposition va jouer un rôle de premier plan sur la scène politique turque les jours à venir.
Se montrant incisif envers Erdogan dès la première minute, le HDP a rapidement rejeté toute coalition gouvernementale avec l’AKP, de quoi compliquer de plus en plus le paysage politique turc. Lundi matin, la Bourse d’Istanbul a vite chuté de 8 % et la devise turque a enregistré un nouveau record de faiblesse face au dollar et à l’euro. Selon les analystes, l’AKP n’aurait désormais qu’une option : entrer en coalition avec l’opposition du CHP ou du MHP.
Or, une coalition avec les nationalistes du MHP enliserait le pays dans un abîme sans fond, car déjà ce parti est opposé à toute concession aux Kurdes : il pourrait étouffer le processus de la réconciliation kurde entamée par Erdogan il y a trois ans, de quoi replonger le pays dans le chaos. N’oublions pas que la communauté kurde constitue 20 % de la population turque. Le plus grand nombre des Kurdes du monde vivent en Turquie (de 13 à 15 millions). La guerre qu’avaient menée les rebelles du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) contre le pouvoir turc depuis 1984 pour obtenir un Etat indépendant a fait plus de 45 000 morts en 30 ans. Ce n’est qu’en 2012 qu’Erdogan — encore premier ministre — a renoué le dialogue avec le chef terroriste kurde Abdullah Ocalan — emprisonné à vie — afin de trouver une solution politique à cette crise qui constitue une épine dans le dos de son pays. Jouant l’artisan de paix, Erdogan a déclaré être « prêt à boire du poison » pour parvenir à une solution à cette crise. Or, ces discussions engagées avec le « terroriste » Ocalan a suscité en ce temps la fureur du MHP, qui a dénoncé la « trahison » du premier ministre, l’accusant de vendre le pays à « des bandits ». L’opposition l’avait aussi soupçonné de « marchandage » : donner plus de droits aux Kurdes en échange de leur soutien à un projet de Constitution renforçant les pouvoirs du président.
A la lumière d’une telle réticence, le régime d’Erdogan ne ferait que tourner dans un cercle infernal. Tous les scénarios lui seraient cauchemardesques. Avec sa faible majorité, l’AKP ne pourra jamais gouverner seul. Le HDP refuse d’entrer en coalition avec lui. Et une probable alliance avec l’opposition aurait de lourdes séquelles sur le pays, car elle n’avancera aucune concession aux Kurdes qui sont pour la première fois présents au parlement et pourraient donc entraver les projets du gouvernement ou au moins envenimer son existence.
Lien court: