Manifestations de Syriens kurdes à Soulaimaniya en soutien aux Kurdes du PKK. (Photo : AFP)
« Griffe epée ». C’est le nom donné par Ankara à la nouvelle opération aérienne menée par la Turquie dans le nord de l’Iraq et de la Syrie. En ligne de mire : des combattants kurdes. Le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, a annoncé le lancement de cette opération dite « antiterroriste » dimanche 20 novembre. Selon Ankara, les régions ciblées sont « utilisées comme des bases par des terroristes ». Cette opération intervient une semaine après l’attentat meurtrier qui a frappé une rue commerçante au coeur d’Istanbul. S’il n’a pas été revendiqué, les autorités turques ont ouvertement accusé le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considéré en Turquie comme une organisation terroriste, d’être à l’origine de l’explosion. « L’heure des comptes a sonné », a annoncé twitté le ministère turc de la Défense, montrant la photo d’un avion décollant pour une opération nocturne sans précision de lieu.
« Cette riposte turque à l’explosion d’Istanbul était prévisible. Même si le PKK a nié toute responsabilité, Ankara accuse ses branches en Syrie et en Iraq. Il est vrai que les combattants du PKK représentent une menace dans le sud de la Turquie. Mais cela ne justifie pas que la Turquie les combatte hors de son territoire. La lutte antiterroriste ne peut pas se faire en attaquant la souveraineté d’un autre Etat ou en occupant une partie de ses territoires », explique Dr Mona Soliman, politologue spécialiste de la Turquie. « L’opération actuelle cible des membres des YPG, les Unités de protection du peuple kurde, en Syrie et ceux du PKK en Iraq. Jusque-là, le bilan est de 30 morts en Syrie et 5 morts en Iraq », précise la politologue, en rappelant que la Turquie a déjà mené 4 opérations en Syrie et 4 en Iraq. Et la tension n’est pas près de baisser, puisque les YPG et le PKK ont annoncé qu’ils allaient riposter, selon Dr Mona Soliman. Déjà, dans une réplique apparente, des tirs effectués dimanche depuis le territoire syrien ont atteint un poste-frontière turc, faisant au moins 3 morts, selon l’agence officielle turque Andalou.
Or, cette nouvelle opération turque n’est pas une surprise. « Dès mai 2022, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, avait annoncé qu’il allait lancer une 5e opération contre les Kurdes en Syrie. Les Etats-Unis et la Russie s’y étaient opposés, la Turquie s’était donc retenue, mais elle a trouvé en l’attentat d’Istanbul de la semaine dernière un bon prétexte », estime Dr Mona Soliman. Pour elle, cette opération renforce la popularité d’Erdogan, alors qu’il ne reste que 8 mois à la présidentielle. Il cherche à s’attirer le soutien des nationalistes anti-Kurdes. « Aussi, à travers ce genre d’opérations, Ankara fait une sorte de chantage à Washington, qui soutient les Kurdes. Face aux Américains, Erdogan a aussi plusieurs cartes en main: la médiation sur l’exportation des céréales, la médiation avec la Russie, la question de l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan. Du coup, les Etats-Unis, même s’ils soutiennent les Kurdes, ne feront pas grand-chose contre les Turcs », souligne la politologue.
Coordination turco-iranienne ?
Parallèlement, l’Iran a lui aussi bombardé dans la nuit de dimanche à lundi des groupes d’opposition kurde iraniens basés au Kurdistan iraqien, ont annoncé ces groupes et des responsables locaux. « L’Iran semble profiter de l’offensive turque pour relancer lui aussi une opération », dit Dr Mona Soliman. Le 14 novembre déjà des tirs de missiles et des frappes de drones menés par Téhéran contre des groupes d’opposition kurde iraniens ont fait un mort et 8 blessés au Kurdistan iraqien. Le pouvoir iranien accuse ces groupes d’opposition, de longue date dans sa ligne de mire, d’attiser les troubles en Iran, confronté à des manifestations depuis la mort le 16 septembre de la jeune Kurde iranienne Mahsa Amini, arrêtée par la police des moeurs à Téhéran. « Il est tout à fait possible qu’il y ait eu une coordination entre la Turquie et l’Iran », estime Dr Mona Soliman.
« Or, avec un nouveau gouvernement iraqien, né d’un consensus fragile, Bagdad se retrouve dans une situation délicate », explique la politologue. « Le plus grand défi face à ce gouvernement est justement l’ingérence des Turcs et surtout des Iraniens. Cependant, il ne risque pas, comme les gouvernements précédents, de prendre des mesures strictes contre ces ingérences. Car les divergences entre les différentes forces politiques iraqiennes, celles entre Erbil et Bagdad, ainsi que le pouvoir des milices armées limitent les marges de manoeuvre du gouvernement iraqien », ajoute l’experte. Et de conclure : « D’une part, la Turquie tire profit de la faiblesse iraqienne, d’autre part, elle joue sur les équilibres régionaux pour préserver ses propres intérêts ».
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