Des images choc devenues presque banales. Des Libanais qui braquent des banques pour retirer leur propre argent. Pour la seule journée du vendredi 16 septembre, 5 incidents du genre ont eu lieu. L’avant-veille, deux autres avaient défrayé la chronique. Et l’une des « braqueuses » a diffusé les images en direct sur les réseaux sociaux. « Je suis Sali Hafez, je suis venue aujourd’hui pour récupérer l’argent de ma soeur qui est en train de mourir à l’hôpital. Je ne suis pas là pour tuer ou mettre le feu ... Je suis là pour réclamer mes droits », dit-elle dans la vidéo. A l’origine de ces « braquages », les restrictions imposées par les banques libanaises : les économies des épargnants sont bloquées depuis trois ans. Le plafond des retraits ne dépasse pas 200 dollars par mois.
Le procureur Ghassan Oueidat a ordonné l’arrestation des personnes impliquées dans ces braquages. Il a également demandé aux forces de sécurité de déterminer si ces incidents étaient coordonnés. L’Association des Banques du Liban (ABL) a, de son côté, ordonné la fermeture de toutes les succursales pendant trois jours la semaine, du 19 au 25 septembre, pour des raisons de sécurité.
Et face à la multiplication de ces incidents, le ministre de l’Intérieur, Bassam Mawlawi, a tenu vendredi une réunion d’urgence « pour prendre les mesures sécuritaires nécessaires ». « Réclamer ses droits de cette manière (…) peut nuire au système et faire perdre leurs droits au reste des épargnants », a-t-il averti. « Certaines parties politiques poussent les déposants à ces agissements. Je ne peux pas en dire davantage en raison du caractère secret de l’enquête. Nous traitons cette affaire avec sagesse, d’autant qu’il s’agit d’une situation malsaine qui menace la sécurité du pays », a ajouté le ministre. L’affaire dépasserait-elle la fronde des épargnants, comme le suggère ainsi le ministre ? S’il est encore tôt de trancher, il est en tout cas certain que ces incidents s’ajoutent au malaise. En proie à une crise économique et financière aigüe, avec une livre libanaise ayant perdu plus de 90 % de sa valeur et 80 % de la population plongée dans la pauvreté depuis 2019, le Liban vit ses pires jours. Une crise économique doublée d’une impasse politique. Pour preuve, une séance parlementaire prévue vendredi 16 septembre pour le vote sur le projet de budget 2022 a été ajournée au 26 septembre, après le retrait de plusieurs députés.
Risque de vide présidentiel
C’est donc l’impasse totale. D’abord parce que le vote du budget est essentiel ; il s’agit de l’une des réformes exigées par le Fonds Monétaire International (FMI) pour débloquer des milliards de dollars d’aides primordiales pour sauver l’économie du pays. Ensuite parce que le Liban attend, depuis mai dernier, la formation d’un gouvernement ; depuis, le cabinet du premier ministre désigné, Najib Mikati, expédie les affaires courantes.
Or, le temps presse. Car le mandat présidentiel s’achève le 31 octobre. Et le Liban risque alors de se trouver sans gouvernement et sans président. Michel Aoun l’a rappelé dans une interview accordée début septembre au journal Al-Joumhouria : le gouvernement actuel n’a pas la légitimité nationale pour remplacer le président, rappelant ainsi de facto que celui-ci est démissionnaire depuis les élections législatives de mai dernier. Ce n’est pas l’avis de Mikati, qui, lui, a estimé qu’« en cas de vacance présidentielle, les prérogatives du chef de l’Etat sont transférées au gouvernement sortant actuel ».
D’où les efforts menés actuellement pour nommer le cabinet avant la fin du mandat du président : le chef du gouvernement craint de voir son actuel gouvernement ne pas jouir de toutes les prérogatives alors qu’une période cruciale s’annonce pour le Liban en cas de vide présidentiel. Jeudi 15 septembre, Mikati a été reçu par le président libanais, Michel Aoun, dans le cadre d’une nouvelle réunion axée sur la formation du gouvernement. Un compromis serait possible.
Mais rien n’est sûr au pays du Cèdre, où les calculs politiques et les tiraillements l’emportent sur l’intérêt de l’Etat. « Tôt ou tard, il y aura un consensus sur le futur président, mais toute la question est de savoir combien de temps prendront les tractations. Au Liban, cela peut prendre des mois, voire des années », estime Dr Mona Soliman, experte dans les affaires régionales. Ces tractations ont commencé dans les coulisses, mais jusqu’à présent, les différents acteurs politiques ne se sont pas mis d’accord et il existe de profondes divergences entre deux camps. « D’un côté, le Courant Patriotique Libre (CPL) de Michel Aoun et son allié le Hezbollah, qui veulent renouveler le mandat de Aoun ou nommer son gendre Gebran Bassil, à la tête de l’Etat. De l’autre, l’alliance entre les Forces Libanaises (FL) de Samir Geagea et le Courant du futur, qui rejettent complètement l’option Bassil. Alors que Bassil n’acceptera jamais l’option Geagea », explique Dr Mona Soliman. « D’autres noms sont évoqués, celui qui pourrait obtenir un consensus, c’est Joseph Aoun, commandant en chef de l’armée libanaise », estime-t-elle, tout en s’attendant à ce que le Liban se dirige vers une crise prolongée, d’autant plus que le vide sunnite, depuis le retrait de Saad Hariri, n’arrange pas les choses.
Autre facteur important, la conjoncture régionale. « Parallèlement à la polarisation de la vie politique, le Liban reste tributaire de la conjoncture régionale, notamment du dossier iranien, alors que la question d’un retour à l’accord sur le nucléaire n’est pas encore tranchée », explique l’experte. La vacance présidentielle peut durer jusqu’à un an, voire plus, ce qui va accentuer la crise économique, d’autant plus que le Liban ne figure pas dans les priorités de la communauté internationale en ce moment.
Désormais, le président du parlement, Nabih Berry, se réserve le droit d’annoncer la date d’ouverture des séances parlementaires pour élire un successeur à Michel Aoun. Les séances parlementaires s’annoncent houleuses, et l’avenir du Liban incertain.
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