C’est une véritable passe d’armes qui a eu lieu entre le président libanais, Michel Aoun, et le premier ministre désigné, Saad Hariri. Neuf mois après la nomination de ce dernier, le gouvernement n’a en effet toujours pas vu le jour. Du coup, Michel Aoun a envoyé une lettre au parlement libanais, qui s’est réuni pour en débattre, évoquant l’« incapacité » de Hariri à former un nouveau gouvernement. Le président visait à retirer la confiance au premier ministre désigné et à nommer un autre, mais le parlement s’est contenté de formuler une prise de position sur cette question en confirmant la nécessité que Hariri forme rapidement son gouvernement en accord avec le président Aoun. « Cette position a été prise étant donné que toute décision remettant en cause la désignation de Saad Hariri ou qui la limiterait nécessite un amendement constitutionnel, ce que nous ne pouvons pas nous permettre aujourd’hui. Cette démarche vise aussi à ne pas contrevenir au principe de séparation des pouvoirs », a affirmé le président du parlement, Nabih Berry, tout en ajoutant que « le parlement veille à ne pas créer une nouvelle crise constitutionnelle et à assurer la stabilité en cette période complexe et dangereuse. Il faut avancer les choses conformément aux principes de la Constitution et il faut que le premier ministre désigné parvienne rapidement à former un nouveau cabinet en accord avec le président de la République ».
Au cours de cette réunion, plusieurs députés se sont exprimés sur la crise gouvernementale, notamment le chef du Courant Patriotique Libre (CPL), Gebran Bassil, et le premier ministre qui se sont renvoyé la responsabilité du blocage. Défendant son président, le chef du CPL, Gebran Bassil, a souligné que le but de la lettre envoyée par le président Aoun n’était pas d’obtenir « la récusation » de Saad Hariri. « L’objectif de ces propos est d’exhorter le premier ministre désigné à former le cabinet et non pas que sa désignation soit retirée », a-t-il déclaré. Il est ensuite revenu sur les normes à respecter pour la formation du cabinet, soulignant qu’il était impossible de donner les « noms » des ministrables « avant que l’on ne sache quel est le parti de référence » auquel seront liées ces personnalités et « à quelle confession ou partie politique » elles appartiennent. « Le président a le droit de savoir qui a proposé les noms, afin que nous n’aboutissions pas à une équipe qui serait à nouveau rapidement chargée de l’expédition des affaires courantes », a-t-il insisté, réclamant de Saad Hariri une « liste » avec cette répartition.
Mais Hariri, qui a quitté la salle lors de l’intervention de Gebran Bassil, s’est exprimé sur un ton virulent et s’en est pris au chef de l’Etat, qu’il a accusé d’avoir « une longue expérience » dans les blocages politiques. « Nous ne formerons pas le gouvernement de la manière que réclame le président de la République, mais de sorte à mettre un terme à l’effondrement qui menace tous les Libanais. Je ne formerai qu’un cabinet de technocrates non partisans, ce qui est la condition pour obtenir des aides étrangères, tel que cela est précisé dans l’initiative française », a-t-il lancé.
Positions inconciliables
Face à ces tensions, le président du parlement, Nabih Berry, a estimé que « le temps est venu pour le Liban de se montrer au niveau de son peuple », appelant à « l’unité, encore l’unité, toujours l’unité ». Tout comme le chef du groupe parlementaire du Hezbollah, Mohammad Raad, qui a estimé que l’unique accès possible en vue de former le gouvernement est « une compréhension mutuelle, sans qu’aucune partie obtienne tout ce qu’elle demande pendant que l’autre abandonne toutes ses revendications ».
En effet, le véritable problème est que « chaque camp campe sur ses positions », estime Dr Mona Soliman, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire. « Chaque partie veut maintenir la répartition des portefeuilles pour garantir la protection de ses intérêts », dit-elle, ajoutant que la seule issue est qu’un compromis soit trouvé, « faute de quoi une révolte de la faim aura lieu, ce qui est le plus dangereux pour la sécurité du pays ». « Hariri a présenté plusieurs listes au président, mais ce dernier les a refusées », explique de son côté Dr Sameh Rached, analyste au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. Selon l’analyste, « la dernière liste présentée par Hariri, il y a trois mois, était convenable. Elle comprenait 18 ministres technocrates et n’était pas liée au partage habituel, juste un gouvernement réduit pour sauver le Liban. Mais le président l’a rejetée en insistant sur un gouvernement selon les normes habituelles. Une position incompréhensible, car l’objectif immédiat devrait être de sauver le Liban sans prendre en considération le partage confessionnel », estime-t-il. Et d’ajouter : « Actuellement, Hariri est en position de force, il est soutenu par la communauté internationale qui presse Aoun de faire des concessions ».
Tension avec les pays du Golfe
Mais pourquoi, dans ces conditions, Michel Aoun s’est-il adressé au parlement maintenant ? Selon les analystes, les pressions internationales mettent le président libanais en mauvaise posture. Paris menace de sanctions les responsables libanais, afin de prévenir un « suicide collectif », comme l’a affirmé le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, récemment en visite au Liban. De même, Washington a sanctionné plusieurs responsables comme Gebran Bassil et entend en imposer à d’autres responsables. « Ces menaces ont inquiété le président », estime Sameh Rached, qui ajoute que l’autre raison qui a inquiété le président libanais est la crise entre le ministre des Affaires étrangères libanais et les pays du Golfe. « Ces derniers sont influents et puissants, ils peuvent affecter la politique et l’économie libanaises et ils possèdent certaines cartes de pression », explique Dr Sameh Rached. En effet, Charbel Wehbé, chef de la diplomatie libanaise, a quitté le gouvernement, mercredi 19 mai, après des propos ayant provoqué la colère des monarchies du Golfe. Il a justifié son départ par « les derniers développements qui ont accompagné mes déclarations télévisées », assurant qu’il ne souhaitait pas que l’incident soit « utilisé pour nuire au Liban et aux Libanais ». Lors d’un débat sur une chaîne américaine en langue arabe, Charbel Wehbé a accusé les monarchies du Golfe d’être responsables de la montée en puissance de Daech. Il avait quitté le plateau en lançant à son interlocuteur saoudien qu’il n’acceptait pas de « se faire insulter par un bédouin ». L’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, Bahreïn, mais aussi le Koweït ont convoqué le lendemain les ambassadeurs ou chargés d’affaires du Liban sur leur territoire. Le secrétaire général du Conseil de coopération du Golfe a fustigé les déclarations du ministre libanais. Riyad a même menacé d’expulser les Libanais.
Cela fait plusieurs années que l’Arabie saoudite, autrefois acteur-clé au Liban, entretient des relations tendues avec Beyrouth, Riyad déplorant notamment l’influence régionale du mouvement chiite Hezbollah, allié de son grand rival iranien. L’affaire était d’autant plus embarrassante pour le Liban que ses responsables ne cachent pas dans leurs discours le fait de miser sur une potentielle aide financière du Golfe pour relancer une économie moribonde dans le pays en plein effondrement.
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