Le chef du gouvernement tunisien sortant, Elyes Fakhfakh, ne sera finalement resté aux commandes que cinq mois, l’un des mandats les plus courts depuis la Révolution de 2011. La même période qu’il avait fallu pour former un gouvernement, après les élections législatives d’octobre 2019. La fragilité de l’exécutif, tout comme l’instabilité politique, étaient en effet prévisibles. D’abord, à cause du parlement né des dernières législatives, un parlement fortement hétéroclite quoique dominé par le parti islamiste Ennahda, ensuite et surtout à cause du bras de fer qui oppose les islamistes d’Ennahda aux partis laïcs, et ce, depuis 2011. Il n’a pas fallu longtemps pour que ce bras de fer éclate à nouveau. C’est en effet Ennahda qui est derrière la démission du premier ministre, une mesure qu’il a annoncée mercredi 15 juillet et qu’il a prise dans « l’intérêt national et pour épargner au pays plus de difficultés », selon ses propos. Après plusieurs jours de tensions, le parti islamiste, qui compte six ministres au sein du gouvernement sortant et qui est majoritaire au parlement, avait auparavant annoncé son intention de retirer sa confiance à Fakhfakh, invoquant des soupçons de corruption pesant sur lui. Ancien cadre d’une filiale de Total, Elyes Fakhfakh est en effet sous le coup d’une enquête parlementaire pour ne pas avoir cédé la gestion de ses parts dans des sociétés d’assainissement qui ont remporté d’importants marchés publics ces derniers mois.
Mais au-delà de cette affaire de corruption présumée, depuis la formation de ce gouvernement, la tension était palpable. Déjà, sa formation n’était pas une mince affaire. Fakhfakh avait été désigné après que la première tentative menée par le candidat d’Ennahda, Habib Jemli, eut échoué. Le chef de l’Etat avait alors opté pour ce social-démocrate sans socle électoral. Une coalition hétéroclite avait accepté de gouverner ensemble : le parti de l’ancien chef de gouvernement Youssef Chahed retrouvait son allié Ennahda aux côtés du Courant démocratique (centre-gauche, anti-corruption) peu compatibles avec les deux précédents. Un attelage qui fonctionnait avec difficultés. Aussi, certains blocs parlementaires participant au gouvernement aux côtés d’Ennahda se sont retournés contre ce parti, votant des textes qui mettent en difficulté la formation et son chef Rached Ghannouchi, président du parlement.
Pour Ennahda donc, il s’agit aussi et surtout de reconfigurer une coalition gouvernementale dans laquelle ce parti se sentait marginalisé, une coalition revendiquant les valeurs de la révolution et peu encline aux compromis partisans chers à Ennahda. Car bien que majoritaire au parlement, le parti islamiste n’avait remporté que 54 sièges sur 217 lors des législatives d’octobre 2019, son plus faible score depuis 2011. Il n’avait donc pas réussi à réunir une majorité autour du chef de gouvernement de son choix, après des mois de négociations ardues.
Possible destitution de Ghannouchi
La crise politique tunisienne dépasse donc la simple crise gouvernementale. Parallèlement aux démarches entreprises par Ennahda et ayant conduit à la démission du premier ministre, différentes mouvances politiques ont demandé la destitution du président du parlement, lui-même d’Ennahda. Rached Ghannouchi est accusé par plusieurs députés de « mauvaise gestion » de l’institution législative et d’avoir « commis plusieurs dépassements ». Ces députés ont déposé, jeudi 16 juillet, une motion de censure visant Ghannouchi et ses deux vice-présidents, avec les 73 signatures nécessaires pour soumettre cette motion. Il s’agit de signatures de députés du Bloc Démocratique, de la réforme nationale de Tahya Tounès, quelques députés du Bloc national et des indépendants. Selon le règlement intérieur de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP, parlement), pour retirer la confiance à son président, un tiers des députés peuvent solliciter un vote pour ce faire, et si une majorité de 109 est obtenue, le président du parlement est destitué.
Cette double crise n’est donc qu’un nouvel épisode dans le bras de fer entre les islamistes d’Ennahda et les partis dits laïcs. Une polarisation au coeur de la vie politique tunisienne depuis 2011 et qui donne lieu à un climat politique délétère et instable. Face à cette situation, le seul espoir est de trouver une personne consensuelle qui puisse diriger un gouvernement, lequel à son tour pourra sortir le pays de la crise. Un scénario trop beau pour être vrai ? Tout porte à croire que oui, d’autant plus que le parlement est balkanisé et que le consensus fait défaut.
Tous les regards sont désormais tournés vers le président Kais Saied. La démission du gouvernement le place au centre du jeu politique : selon la Constitution, il est désormais chargé de désigner un nouveau premier ministre dans un délai de dix jours à partir de la date de la démission, soit jusqu’au 25 juillet. Selon la Constitution, le président doit faire son choix après « consultations avec les partis politiques, les coalitions et les groupes parlementaires ». Cette personne aura elle-même un mois afin de convaincre la majorité absolue des députés d’approuver son équipe. Et depuis cette démission, les spéculations vont bon train sur le nom du futur chef de l’exécutif. Selon la presse tunisienne, plusieurs personnalités sont évoquées, dont Hakim Ben Hammouda, un économiste de renom présenté comme l’homme capable d’apporter une solution à la crise économique, Mongi Marzouk, un homme politique ayant occupé plusieurs postes de haut niveau, ou encore Marouane Abassi, le gouverneur de la Banque Centrale, dont le nom circule comme souvent en cas de crise politique.
Quoi qu’il en soit, le futur chef du gouvernement aura une lourde tâche. Outre l’instabilité politique, le pays traverse une grave crise économique marquée par des manifestations régulières des jeunes demandeurs d’emploi, notamment dans le sud du pays, en proie à un mouvement de protestation depuis plus d’un mois.
En présentant sa démission, Elyes Fakhfakh a affirmé qu’il ouvrait ainsi « une nouvelle voie pour une sortie de crise ». Pas si sûr.
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