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Tunisie: L’introuvable consensus

Sabah Sabet avec agences, Mardi, 14 janvier 2020

La Tunisie traverse une nouvelle crise politique à la suite du rejet, par le parlement, du gouvernement de Habib Jemli, le premier ministre choisi par Ennahda. Le président tunisien doit désormais nommer un premier ministre, et en cas de nouvel échec, il appellera à la tenue d’élections anticipées.

Tunisie : L’introuvable consensus
Le premier ministre Habib Jemli, le 10 janvier au parlement. (Photo : Reuters)

Retour à la case départ. La Tunisie est toujours sans gouvernement. Vendredi 10 janvier, les députés tunisiens ont refusé de donner la confiance au gouvernement proposé par Habib Jemli, premier ministre choisi par le parti islamo-conservateur Ennahda, relançant les laborieuses négociations pour trouver un cabinet, trois mois après les législatives d’octobre 2019. 134 voix ont voté « contre » le gouvernement, 72 voix « pour » et 3 abstentions, tandis que la majorité requise est de 109 voix. Les députés ont critiqué un gouvernement « faible » dont la composition a pris trop de temps et a fait l’objet d’erreurs stratégiques, comme le choix de plusieurs ministres et secrétaires d’Etat soupçonnés de corruption. Beaucoup ont aussi exprimé un « manque de confiance dans son indépendance », alors même que Habib Jemli affirmait avoir constitué un cabinet de personnalités « indépendantes », choisies « sur la base de la compétence, l’intégrité ». L’élue anti-islamiste Abir Moussi avait de son côté asséné: « Nous n’allons pas accorder notre confiance à un gouvernement d’Ennahda et des Frères musulmans ». Et d’autres députés mettaient en cause la compétence de certains ministres. Qalb Tounès (au coeur de la Tunisie), deuxième force au parlement avec 38 sièges et parti du patron de télévision Nabil Karoui — candidat battu à l’élection présidentielle—, a déploré le manque d’indépendance et de programme du cabinet proposé. Des observateurs et membres de la société civile avaient fustigé la nomination de magistrats considérés comme pro-Ennahda à la tête des ministères régaliens, tels la Justice et l’Intérieur.

Il revient désormais au président Kais Saïed de désigner un autre futur premier ministre susceptible de convaincre les députés. Selon la Constitution, M. Saïed a un délai de dix jours pour engager des consultations afin de trouver « la personnalité jugée la plus apte de former un gouvernement dans un délai maximum d’un mois ». Une fois nommé, celui-ci aura un mois pour former un gouvernement et recevoir l’aval du parlement. Faute de quoi, le président pourra décider de dissoudre l’Assemblée nationale et convoquer de nouvelles législatives. Une option qui, selon les observateurs, n’est dans l’intérêt de personne. D’autant plus que la Tunisie a contracté, en 2016 auprès du Fonds monétaire international, un programme prévoyant 2,6 milliards d’euros en contrepartie de vastes réformes, dont certaines sont contestées. Mais en raison des retards accumulés, le pays n’a touché jusque-là que 1,4 milliard d’euros sur ces prêts, alors que le programme s’achève en avril et que les premiers remboursements sont dus en novembre, cette année.

Un revers pour Ennahda

Ce vote est aussi un constat d’échec pour Ennahda. Principal parti du parlement issu des législatives d’octobre 2019, il ne détient cependant que 54 sièges sur 217, l’assemblée étant composée d’une multitude de partis antagonistes. Habib Jemli, choisi le 15 novembre par Ennahda pour former le gouvernement, avait donc décidé de constituer un cabinet de personnalités « indépendantes », choisies « sur la base de la compétence, l’intégrité (…) et leur capacité à la concrétisation ». Mais le gouvernement fourni et disparate qu’il a dévoilé le 2 janvier a rapidement été critiqué comme n’étant ni clairement partisan, ni réellement indépendant. Les négociations laborieuses entre les partis pour former une coalition gouvernementale avaient échoué. La réunion en catimini le jour du vote entre Rached Ghannouchi, président de l’assemblée et leader historique d’Ennahda, et Nabil Karoui, dirigeant du parti Qalb Tounès, s’était conclue par un refus ferme de l’ex-candidat de soutenir le gouvernement. Son parti avait pourtant voté en faveur de la présidence de Rached Ghannouchi au parlement en novembre. Selon des spécialistes, cet échec constitue la fin de la puissance politique d’Ennahda et surtout de Rached Ghannouchi, critiqué même au sein de son parti, selon certains observateurs.

Autre revirement de taille : Nabil Karoui a rencontré son principal ennemi politique, Youssef Chahed, leader de Tahya Tounès et ancien chef du gouvernement, la veille du vote. « Nous avons trouvé qu’il était temps d’entamer le dialogue », a commenté Karim Baklouti Barketallah, membre du bureau politique du parti Tahya Tounès qui détient 14 sièges à l’assemblée. Cette réunion aura amené Qalb Tounès à rallier une coalition antigouvernement.

A la suite de ce refus, les blocs parlementaires de Qalb Tounès, Mouvement Echaab, la Réforme nationale, l’Avenir et Tahya Tounès ont tenu une conférence de presse commune, sous la coupole du parlement, au cours de laquelle ils ont annoncé la constitution d’un Front parlementaire composé de plus de 90 députés, pour présenter une initiative nationale dont l’objectif est de mener des consultations avec le président de la République, Kais Saïed, autour de la prochaine période.

Tous les regards sont désormais tournés vers le président. Cité par RFI, l’analyste Selim Kharrat estime que dans les nouvelles négociations qui s’engagent, les rapports de force seront complètement modifiés après la chute d’Ennahda. « C’est au président de la République que revient cette tâche et de ce fait, le président va porter une part des responsabilités sur l’issue des négociations. Il va donc, à mon avis, essayer de peser pour faire en sorte que cette nouvelle tentative puisse être la bonne », précise-t-il.

Selim Kharrat souligne également que le président ne repose pas sur un parti au parlement et qu’il est « farouchement attaché à son indépendance ». De même, il ne pense pas que le président puisse « céder à la pression de l’un ou de l’autre des partis », mais explique-t-il, le président « peut mettre en place des stratégies d’alliances qui font qu’il va plutôt prendre le côté d’une partie plutôt que de l’autre ».

Les semaines à venir seront donc cruciales pour la Tunisie.

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