AL-Ahram Hebdo : Tout d’abord, pouvez-vous nous donner un aperçu des plus importantes données révélées par le dernier rapport sur la situation migratoire dans la région arabe ?
Kristina Mejo: Ce rapport, dans sa troisième édition, présente les dernières données sur la migration dans la région arabe et les développements au niveau de la législation ainsi que les politiques liées à la migration dans les pays arabes. Il examine également les tendances actuelles et les catalyseurs de la migration. Le rapport révèle qu’en 2017 la région arabe a accueilli plus de 38 millions de migrants et de réfugiés, ce qui représente environ 15 % du nombre total des migrants internationaux dont le nombre s’élève à 258 millions. Le nombre de migrants en provenance de cette région a également augmenté pour atteindre 29 millions, dont la moitié est restée à l’intérieur des pays arabes. La migration de la main-d’oeuvre reste assez répandue dans le monde arabe qui a attiré près de 24 millions de travailleurs migrants, ce qui représente environ 15% du nombre total de migrants dans le monde. D’après le rapport, les pays du Golfe sont devenus l’un des grands pôles mondiaux de réception des migrations internationales. Dans cette région du monde, les étrangers sont souvent majoritaires. Alors que cette région était à très faible densité, elle a connu une croissance démographique et une explosion urbaine spectaculaire. Autre constat important: les conflits au Proche et Moyen-Orient ont mis sur les routes de la migration des millions de personnes. Les guerres en Iraq, en Libye, en Syrie, au Yémen ont déplacé des personnes dans toute la région. De nombreux flux migratoires depuis et vers la région arabe ont été incessants.
— Il existe un changement dans les directions et les destinations des migrants. Comment expliquez-vous cette nouvelle tendance ?
— Le rapport révèle que les migrations Sud-Sud sont de plus en plus nombreuses par rapport aux migrations Sud-Nord. 38% des migrants internationaux ont migré d’un pays en développement vers un autre, contre 34% qui ont quitté un pays en développement pour s’installer dans un pays développé. Le Sud-Sud attire. L’image du travailleur pauvre non qualifié quittant le Sud pour gagner le Nord correspond de moins en moins à la réalité des migrations d’aujourd’hui. Moi-même je confirme cette réalité, je suis une migrante ayant quitté un pays du Nord, les Etats-Unis, dont je suis originaire, pour découvrir le monde et m’installer dans des pays du Sud comme la Thaïlande ou l’Egypte. Des pays de départ sont devenus des pays d’accueil ou de transit comme le Maroc ou la Turquie. Les pays pétroliers deviennent des destinations privilégiées. Nombreux sont les migrants qui préfèrent se diriger vers des pays voisins comme les Libyens en Tunisie, les Syriens en Egypte. Quand ils décident de bouger, les populations préfèrent ne pas aller trop loin.
— Le nombre de travailleurs migrants ne cesse de croître. Cette migration de la main-d’oeuvre est-elle mieux accueillie ?
— On définit un travailleur migrant comme une personne qui va exercer une activité rémunérée dans un Etat dont elle n’est pas ressortissante. Ces dernières années, l’Onu s’appuie sur le droit de la mobilité comme un bien public. Economistes et juristes ont de plus en plus tendance à considérer les travailleurs migrants comme un atout au développement des pays d’accueil, prouvant qu’un individu qui migre est trois fois productif qu’un individu resté chez lui. Les données démographiques et économiques plaident en faveur de plus d’ouverture de frontière pour ces travailleurs. Dans la région arabe, les migrants d’origine asiatique constituent 56 % des migrants. Les travailleurs migrants dans le monde arabe comptent 24 millions de personnes, à savoir 15 % des travailleurs migrants au niveau du monde dont 22,7 millions dans les pays du Golfe. Ces migrants sont vus comme un capital humain constitué de compétences et de savoirs. Grâce à eux, de nouveaux systèmes migratoires se dessinent, influencés par l’offre et la demande de main-d’oeuvre. Pourtant, il reste beaucoup à faire car ces migrants sont souvent confrontés à des obstacles majeurs. Les visas, les permis de travail détenus par l’employeur, le système de « kafala » (tutelle) dans les pays du Golfe, la différenciation de salaires entre natifs et migrants, le respect de la dignité des travailleurs. Des recherches prouvent la situation désespérée dans laquelle se trouvent des centaines d’employés dans le secteur de construction au Golfe.
— Le rapport révèle la naissance d’un nouveau phénomène, celui de la féminisation de la migration. Comment expliquez-vous cela ?
— En effet, l’expansion du phénomène migratoire a touché de nouvelles catégories. Le droit à la mobilité s’impose comme un nouveau droit à conquérir. L’information collectée sur les femmes migrantes est loin d’être négligeable. Pendant longtemps, la question du genre a été ignorée. Aujourd’hui, dans la région arabe, les femmes ne subissent plus la migration, mais en deviennent actrices. Ce qui oblige les organisations internationales de focaliser le regard sur cette face tant cachée de la migration. La circulation des commerçantes tunisiennes vers l’Europe, l’arrivée des femmes philippines au Golfe, seules ou mariées, provenant d’espaces où la mobilité féminine n’était pas répandue. Dans le Golfe, ces femmes occupent des activités de services, infirmières, gardes d’enfants, domestiques, cette mobilité permet aux femmes de s’autonomiser financièrement. Or, dans certains cas, elle induit des situations d’exploitation et d’inégalité, se trouvant parfois obligées d’occuper des postes ne correspondant pas à leurs qualifications, mal rémunérées, peu valorisantes et peu reconnues.
— Peut-on aujourd’hui parler d’une globalisation de la migration ?
— La diversité des structures sociales qui s’élaborent dans le cadre des pratiques migratoires est de plus en plus complexe. L’intérêt de la communauté internationale pour les migrations se confirme, vu leur importance dans les échanges mondiaux. La migration est la facette humaine de la globalisation, elle favorise l’émergence de nouveaux acteurs sur la scène internationale et suscite de multiples interrogations sur la gestion de ces flux. L’étendue et le volume des mouvements migratoires modifient des réalités sociales tant pour les sociétés d’accueil que d’origine. Même si 3% seulement de la population mondiale sont des migrants, le flux migratoire ne s’est jamais arrêté. Les motivations et les besoins poussent de plus en plus d’individus vers de nouveaux horizons. Il s’agit d’un monde en mouvement. Presque tous les pays sont devenus concernés par la migration qu’il s’agisse de départ, de transit ou d’accueil.
— Aujourd’hui, une nouvelle perspective tente de voir dans la migration une source de diversité culturelle et de richesse. Dans les débats publics, on parle plus d’accueil et d’inclusion que d’expulsion et de rejet ...
— Dans la région de la Méditerranée, par exemple, où les Etats arabes et européens sont confrontés à d’importants défis, à différentes formes de flux migratoires. Sur chacune des rives de la Méditerranée, les Etats et agences ont reconnu la nécessité de traiter la migration d’une manière globale, avec une approche équilibrée entre les préoccupations humaines et sécuritaires.
— Cette nouvelle perspective mondiale contribuera-t-elle à changer le stéréotype associé au migrant ?
— En effet, les préjugés à l’égard du migrant ayant quitté une terre pour fuir la pauvreté méritent un regard tout neuf. Les chiffres sont là et ont le mérite de bousculer tous les fantasmes entretenus des flux migratoires. Le facteur économique n’est plus la seule raison de migrer. Bien souvent, les causes de la migration s’entremêlent. De nouvelles situations justifient cette envie. De plus en plus d’élites très qualifiées partent cherchant des emplois à la hauteur de leurs ambitions et compétences. Des jeunes diplômés, des femmes seules, des mineurs isolés, les intentions de départ des populations touchent des profils de plus en plus diversifiés. Or, ces stéréotypes engendrent des situations d’injustice et empêchent ces nouveaux arrivés de s’intégrer. Le droit de quitter un pays, la libre circulation et la notion du citoyen du monde permettront graduellement de bousculer les idées véhiculées .
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